Sommaire :
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Chapitre 1 – Bienheureuse est l’herbière
Pays du Galamiriand, dans la paisible vallée cachée de Teliwin.
– Les caravanes du Vert-Est sont enfin parvenues jusqu’à Teliwin ! Il est fort probable que ma commande soit du convoi. Merci noble courtier ! dit-elle en saluant l’oiseau qui prit sa volée en claquant du bec.
– Et où êtes vous donc allée ? demanda sa suivante.
– Dans bien des lieux, Nwerin ! s’exclama Belfiriel. J’ai visité les merveilles de la Tour du Vent et cueilli les fruits des champs de Melynith ! Comme il me tarde de les voir par mes yeux et non mes rêves…
– Tu le penses ? Mère ne me laisse guère quitter la vallée…
– Je le sais, répondit Nwerin. Mais un jour vous prendrez votre envol. Et à la vue de toutes les belles choses que vous contemplerez, les lais et poèmes qui font votre renom n’en seront que plus beaux.
– Souhaitez-vous déjeuner ? Vous pourrez me narrer plus en détail vos rêveries passées. Je nous ai cueilli à l’aurore des grappes de rissa dont vous raffolez tant.
– Merci, j’en prendrais sur la route, lui répondit Belfiriel d’une voix presque candide. J’aimerais me rendre à Teliwin et que tu m’accompagnes.
Nwerin hésita un temps, puis répondit :
– Soit, je dois terminer quelques tâches ici au château et demander l’accord à votre mère.
– Tu as pourtant permission de quitter le château quand bon te semble ?
– Au regard des festivités imminentes, je suis sommée d’apporter mon aide pour les préparatifs.
– J’irai lui parler, n’aies crainte. Je suis certaine que mère saura un temps se passer des services de ma plus précieuse amie.
– Merci madame, dit Nwerin alors qu’elle remettait en place brièvement les draps du lit.
L’instant suivant, elle lui tendit une paire de bijoux, qui consistaient en un groupement de trois anneaux assortis à ses yeux d’argent, et Belfiriel s’empressa d’en orner ses oreilles en forme de feuille. Accompagnée de sa suivante, elle descendit bientôt les escaliers et salua les gardes à son entrée dans le salon. L’endroit était couvert par bien des plantes à fleurs, qui ornaient avec finesse les murs et les vases colorés disposés auprès de larges colonnades de pierre blanche. L’on entendait le chant des oiseaux venant de toutes directions, et des raies de lumière vive pénétraient la pièce par les arches de la terrasse. Au centre s’étendait une longue table sculptée dans le plus fin des bois, devant laquelle était assise une Elfe finement vêtue, plume à la main. Belfiriel s’empressa de se jeter dans ses bras, semblant presque la surprendre dans sa tâche. Ses longs cheveux blancs délimitaient son visage fin et souriant, et Belfiriel plongea ses yeux dans ceux de sa mère, à la couleur perle si particulière. On la nommait Luiv’ayel, et son nom s’était répandu dans bien des royaumes car elle était une magicienne réputée.
– Je ne vous remercierai jamais assez pour votre grâce, souffla Nwerin en récupérant la liste que lui tendait la matriarche du château.
– Et moi pour tous les services rendus à notre famille. Peut-être accepteras-tu bientôt le poste administratif que je te propose depuis longtemps déjà.
– Je…
– Préparons nos montures Nwerin, s’exclama hâtivement Belfiriel, entraînant déjà son amie par le bras vers les écuries.
Les premiers pas dans la neige provoquaient chez Belfiriel les mêmes frissons depuis des années. Le froid n’en était pas la cause car c’était là une sensation qui lui était inconnue, mais les sentiments que lui procuraient sa terre natale restaient inchangés. Elle affectionnait le craquèlement de la neige sous ses bottes de cuir, sentir ses pieds s’enfoncer sous sa candide et douce couche à la texture inimitable. Il leur fallut un moment avant d’arriver jusqu’aux écuries tant la cour était grande. Les Hivernaux habitant le nord du Galamiriand n’usaient point de chevaux, car ces destriers pourtant si braves n’étaient pas taillés pour ces terres jonchées de crevasses et de vallons. Les Hivernaux s’étaient liés aux bêtes de la vallée cachée et comptaient parmi leurs amis des cerfs à la grande intelligence.
– Bonjour Telmarad1 , murmura Belfiriel en approchant son visage des oreilles du cerf.
Ne répondant qu’à la jeune Elfe, Telmarad arborait un court et brun pelage. Ses bois étaient grands et forts, et il s’y développaient chaque printemps des fleurs aussi roses que les arbres de la vallée. Quant à Orneost2, il était l’ami et le confident de Nwerin. Les deux Hivernales avaient rencontré leurs compagnons aux abords des Lacs Bleus bordant Teliwin, il y a près de dix ans, alors que Belfiriel n’était qu’une enfant. Leurs écuelles étaient partiellement remplies de plantes herbacées et de ramilles d’arbustes. Nwerin s’empara d’un sceau, avec lequel elle versa de l’eau dans l’abreuvoir.
– Cette eau est douce et pure, qu’elle étanche votre soif.
– Elle ne vaut pas celle des Lacs Bleus ! lança Belfiriel avec humour.
– Oui, je crois me souvenir que vous l’ayez déjà goûtée plus jeune, mais par mégarde, railla Nwerin en retour.
Nwerin se tourna vers Orneost et lui murmura :
– Le printemps est là mon ami, et les bois chanteront pour nous.
Les Elfes échangeaient de manière intime avec leur monture, souvent à leurs oreilles et sur un ton bas, comme si l’intimité de ces paroles leur était vivifiante. Les cerfs appréciaient le parler des Elfes et démontraient chaque jour qu’ils possédaient de l’esprit.
– Toutefois, reprit Nwerin sur un faux ton de reproche, je vois que tu as été te promener dans les basses-cultures !
– Peut-on leur reprocher d’aimer l’orge de nos terres ? demanda Belfiriel.
– Je suppose que non, répondit sa suivante de manière résignée, retirant graines et épillets du pelage de son compagnon. Mais ce ne sont point eux que l’on vient voir pour les dommages et intérêts !
Toutes deux portaient de l’amour envers leurs fidèles coursiers. Nwerin croisa le regard d’Orneost, qui semblait amusé de la situation.
– Oh je t’en prie ! Ne me regarde pas comme ça, ajouta t-elle de manière résignée.
Hâtives, elles achevèrent de seller leurs montures et s’éloignèrent de l’enceinte du château sous les yeux protecteurs des sentinelles. Bientôt, les deux amies quittèrent l’étroitesse des monts et atteignirent l’orée des bois, au feuillage aussi rose que le ciel au matin. Ils étaient composés d’une variété d’arbre que l’on ne trouvait nulle part ailleurs en ce monde. Elles pénétrèrent les bois au moyen d’un petit sentier dont les pierres grisâtres étaient tantôt visibles, tantôt ensevelies par la neige.
– Que comptez-vous faire une fois en ville madame ? demanda Nwerin.
– Je dois rendre visite au vieux Vidal. Il devrait avoir reçu mes fournitures.
– Si tel n’est pas le cas, nous pourrons au moins profiter de son sens de l’humour dont lui seul à le secret, ironisa Nwerin en offrant à sa maîtresse une grappe de rissa.
Certains Hivernaux affirmaient que ces fruits étaient originaires du premier royaume des Elfes. Ces derniers avaient enseigné leur pousse aux Hommes des Contrées Grises, qui l’appelaient raisin par facilité de prononciation. Ceux de la vallée étaient rouges, presque violacés, mais il existait ailleurs des variétés aussi vertes que les plus belles forêts de l’est.
– Attends Nwerin, lança Belfiriel alors qu’elle descendait de sa monture. Ces melnarissa3 me seront bien utiles.
La jeune femme s’agenouilla au pied d’arbustes frémissant sous la neige et s’attela à la cueillette de baies à la robe brunâtre, dont le nectar était prisé des Elfes pour ses vertus curatives.
– Je remercie Narwenya, grande Dame de l’Hiver, pour le don de ces fruits, murmura Belfiriel en se relevant.
– Ces champignons vous intéressent-ils, madame ?
Du haut de sa monture, Nwerin désigna un amas de taches rouges abrité du vent par la courbure d’un des arbres du bois. Belfiriel s’empressa de ramasser nombre d’entre eux, le regard empli d’une joie enfantine.
– Ceux-là sont très utiles contre les irritations de la peau, affirma la jeune femme.
– Vous pourriez en tirer un bon prix à Teliwin, quelque alchimiste à l’esprit aventureux les vendrait aux caravanes près de la frontière.
– En vérité, je pensais plutôt élaborer ces remèdes moi-même.
Un étranger aurait vu en Belfiriel une jeune fille insouciante passionnée de jolies fleurs. Toutefois, si Belfiriel n’était point éduquée aux arts de l’arc ou de l’épée et n’avait jamais appris à chevaucher pour guerroyer, il était un talent qui lui seyait sans pareille et que l’on appelait alchimie de manière commune. La jeune Elfe avait été formée à concocter des breuvages de toutes sortes pour guérir bien des maux, et la vallée cachée offrait à ses hôtes tout ce dont ils avaient besoin.
– Entendez-vous ça ? s’enquit soudainement Nwerin.
– Quoi, au juste ? répondit Belfiriel.
– Le silence. Les oiseaux ont cessé de chanter.
Orneost s’agita soudainement, et Telmarad brama en direction de Belfiriel.
– Oh là, mais qu’avez-vous donc ? s’exclama Nwerin.
– Des loups, sans doute. Mais ils ne s’en prendront pas à eux si nous sommes là.
– Je ne suis pas rassuré, madame. C’est inhabituel.
Belfiriel scruta l’horizon, mais ne décela aucune présence. Le vent souffla soudainement plus fort, et l’inquiétude fut telle qu’un frisson traversa tout son corps.
– J’ai fini ma récolte, affirma finalement Belfiriel alors qu’elle regagnait le dos de sa monture. Teliwin nous attend.
1 Telmarad : “bois fleuris” en Galadin
2 Orneost : “épaule fidèle” en Galadin.
3 melnarissa : fleur à bulbe doré et au coeur brunâtre – “soleil cuivré” en Galadin.
Belfiriel Etoile d’Argent, illustration par Mathilde Marlot (tous droits réservés)
Chapitre 2 – Une fortuite rencontre
L’entrée dans Teliwin fut époustouflante comme au premier jour. Nwerin et Belfiriel furent submergées par les chants résonnants des Hivernaux installés aux balcons et balustrades, réunis pour chanter leur amour du printemps. Les rues larges et pavées de pierres immaculées s’engouffraient entre des structures spiralées et criblés de carreaux cristallins aux couleurs nombreuses. Des arbres au feuillage cramoisi recouvraient les allées de leurs hauts branchages recroquevillées en une forme de salut solennel. Sous les pas de leurs montures craquaient la douce neige coiffant les toits et les rues serpentines, et maintes fleurs ceignaient colonnes et pilastres, illuminés par de subtiles et brillantes créatures aussi grandes que leurs doigts. Il s’agissait d’hétérocères aux ailettes brunâtres virevoltant dans les airs et qui chaque nuit apportaient lumière dans la ville. La pierre de Teliwin était liliale et pareille à l’argent, et les tours étaient si hautes qu’on eu dit qu’elles perçaient les cieux de leurs piques ornés d’or.
– Nous souhaiterions vous confier nos montures, lança Belfiriel à l’encontre d’un palefrenier dont l’établissement était adjacent à la grande porte.
– Hmmm ? Oui ma petite dame, je peux faire ça pour vous.
L’individu était paré d’habits en fourrure dont Belfiriel ne souhaitait pas connaitre la provenance. Elle ignorait par quel miracle cet étranger du Galamiriand était autorisé à loger en ces lieux, mais sa peau rosâtre et les deux excroissances osseuses qui lui faisaient office de cornes trahissaient son origine très lointaine. Son parler elfique était correct, bien qu’imparfait, et son accent appuyait certaines consonnes
– Je vous ai vu rentrer dans la ville, vous venez d’où comme ça ?
– Il est évident que cela ne vous regarde pas, répliqua Nwerin d’un ton inquisiteur en posant pied à terre.
– Oh excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser. Des voyageurs de passage m’ont parlé de deux ou trois choses. On raconte qu’on peut croiser de drôles de bêtes dans la région…
Intriguée, Belfiriel croisa le regard de Nwerin, puis reporta son attention sur le palefrenier. Surprenamment, Orneost et Telmarad semblaient apprécier sa compagnie.
– De quelles bêtes parlez-vous ? demanda Belfiriel.
– Ce que j’en sais ? Je ne fais qu’écouter les ragots, et diantre qu’il y en a tous les jours. Moi je pose des questions plus par curiosité qu’autre chose.
– Nous ferons attention, répondit Nwerin. Nous vous laissons nos montures pour l’après-midi, combien en demandez-vous ?
– Eh bien… réfléchit l’homme. En comptant les soins et la nourriture, vous en aurez pour deux findrild1 chacune. C’est un prix au rabais parce que vous m’êtes sympathiques !
Loin d’être dupes quant à la vertu du palefrenier, Nwerin et Belfiriel eurent tôt fait de le rémunérer. Elles s’éloignèrent de l’établissement, fin prêtes à s’occuper de leurs affaires matinales.
– J’ai faim, lança Nwerin.
– Ton accointance avec la nourriture ne me surprends plus, rétorqua Belfiriel d’un air taquin.
– Je n’ai pas dû prendre assez de rissa, c’est tout. Et pour ne rien arranger, les odeurs environnantes m’ouvrent bien l’appétit !
– Je ne suis pas contre déjeuner ici, mais passons d’abord par la grand-place si tu veux bien, Nwerin.
– Je sais à quoi vous pensez, indiqua sa suivante. Il me tarde également d’admirer l’Arbre-Couleur.
Nwerin porta son regard au loin et s’interrompit soudainement.
– Excusez-moi, dit-elle en s’éloignant hâtivement.
Sans qu’elle ne puisse protester, Belfiriel se retrouva seule au milieu de la foule, séparée de son amie et servante. Elle observa Nwerin accoster puis serrer dans ses bras un individu lourdement vêtu, dont elle ne distingua que les longs cheveux à la teinte cuivrée. A son tour, Belfiriel se fraya un chemin au milieu des Teliwan tandis que Nwerin revenait vers elle, accompagnée cette fois-ci.
– Madame, je vous présente Thuril, annonça la servante. C’est un membre éminant de l’Orbe Dorée. Quant à toi Thuril, voici Belfiriel Etoile d’Argent, ma maîtresse.
L’homme était aussi un Elfe, mais il ne ressemblait en rien à un Hivernal. Son teint rosâtre et clair trahissait son appartenance à ceux venus du Vert-Est, lointains cousins de son peuple. Ils étaient les Melynor, princes des archipels et de tout ce qui est vert. Lorsqu’il parlait, on distingua les effets du froid sur son souffle.
– Les cieux se parent de leur plus belle dorure là où nos chemins se croisent3, déclara Thuril envers Belfiriel d’un air flatteur.
– Tout le plaisir est pour moi, répondit-elle d’une manière convenue.
Cette saison qui semblait si douce pour tout habitant de Teliwin ne l’était pas pour Thuril. Habitué au climat tempéré de l’est, il grelottait sous son châle et les épaisses robes grises qui recouvraient son équipement militaire. Il tenait fièrement le pommeau de son épée, dont le fourreau cramoisi était constellé de feuilles dorées.
– Mais que fais-tu en ces lieux, et pourquoi n’es-tu pas venu au château ? s’enquit Nwerin.
– Je t’assure que je comptais passer à l’occasion, mais je me rends au palais en urgence. Et avant que vous ne me posiez la question, je ne dirai pas pourquoi ici.
– Peut-être nous le dirais-tu autour d’un repas chaud, rétorqua Nwerin. Tu es grelottant !
Thuril se pencha vers elle et lui répondit à voix basse :
– Es-tu familier avec le concept d’urgence ou est-ce une notion inconnue des tiens ?
– Je t’en prie, tu sais comme moi qu’on n’entre pas au palais comme ça. Je ne compte plus le nombre de conseillers véreux qui veilleront à ce que tu t’affranchisses de nombreuses taxes, te rendant sans le sou avant même d’obtenir audience. Si tu en obtiens une avant que notre vallée perde ses forêts, bien sûr.
– Les gens du palais sont si fourbes que ça ? demanda Thuril l’air étonné.
– Demande-toi pourquoi je n’y travaille pas malgré l’insistance de la plus grande magicienne de ces contrées.
Belfiriel les attira tous deux à l’écart de la rue, là où moins de monde allait et venait. Sur un ton impérieux, elle dit :
– En revanche, si tu nous explique ce que tu as d’urgent à adresser au palais, il se peut que je t’en facilite l’accès.
– Voilà qui est force de proposition, admit le Melynor. Soit, avez-vous un endroit discret où nous réchauffer ?
– J’ai un établissement que je fréquente parfois avec Nwerin.
– Enfin, nous allons pouvoir manger ! s’exclama cette dernière, son appétit parlant pour elle.
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Le Melynor s’abreuva d’une nouvelle gorgée de sa boisson qui emplie son corps d’une chaleur nouvelle, et termina son récit :
– Et c’est de cette manière que ces esclavagistes ont été mis hors d’état de nuire !
Belfiriel et Nwerin applaudirent toutes deux les exploits de Thuril, ce qui ne le laissa pas vraiment indifférent. Ils avaient pris place dans une auberge afin de ne plus être le centre d’attention de la foule. Un barde aux doigts habiles jouait du luth et chantait les louanges de figures passées. L’endroit était coupé du vent au plus grand plaisir du Melynor. Il était un ami de Nwerin et si Belfiriel le connaissait depuis moins d’une heure, elle appréciait son charme exotique autant que ses contes passionnés. Son apparent statut de paladin l’intriguait autant qu’il lui plaisait, car il défendait les opprimés sans chercher de récompense quelle qu’en puisse être la forme. Eloignée des fenêtres, leur table était éclairée par quelques scintillantes lucioles, attirées par une liqueur de fleur des montagnes garnissant une lampe de chevet.
– Tu sembles avoir surmonté maints dangers depuis notre dernière rencontre, remarqua Nwerin qui dévorait les restes de son plat.
– S’il te plait Thuril, parle-moi de ta maison ! lança Belfiriel, les yeux pleins d’étoiles. Je rêve de visiter le Vert-Est – et je le ferai pour sûr – mais aucun marchand ou voyageur dont j’ai bu les histoires n’étaient des Melynor.
– Eh bien… débuta Thuril, comme si la demande l’indisposait.
– J’ai ouïe dire bien des choses, continua Belfiriel sans attendre. Que les tours de la cité-joyau étaient nimbées de lumière, et que ses eaux sont dorées le jour, argentées à la nuit. Tout ça est vrai ?
Thuril sourit soudainement devant l’innocence de la jeune Elfe.
– Oui, Etoile d’Argent. Les arbres de Tul-Melynith sont faits d’or, car leur lumière vient des étoiles, et les verts-champs voient pousser fruits et légumes à la saveur nonpareille tout au long de l’année, car nos terres ne connaissent point l’Hiver.
– C’est merveilleux, fit Belfiriel.
– D’où le nom de notre foyer4, car il est plus qu’un joyau.
Devant cette occasion exceptionnelle, Belfiriel ne se priva pas de prendre de nombreuses notes durant le temps où Thuril lui partagea les connaissances de son pays. Il aborda la saison de la cueillette, décrivit les jardins royaux et mentionna les merveilles de la citadelle de l’Orbe Dorée. Nwerin, restée en retrait jusqu’alors, se permit d’intervenir après ces longs échanges.
– Thuril… Nous sommes curieuses de connaitre la raison de ta venue. Tu disais avoir une requête à présenter céans à la Reine ?
– Si je ne peux nier que la perspective de te revoir m’enchante, ce n’est effectivement pas la raison de ma présence.
Le Melynor jeta un œil autour de lui et se rapprocha de ses compagnes de table.
– Je suis à Teliwin pour rencontrer votre souveraine. Une ombre s’étend au-delà du monde, par-delà les océans et toute terre tangible.
– Une ombre, répéta pensivement Nwerin.
– Vous n’êtes pas sans savoir que le trépas de notre roi a plongé les archipels de Melynith dans un deuil profond, déclara le Melynor en finissant son verre. Depuis que la reine Xaserya lui a succédé, tout va de mal en pis.
– Tout le monde n’est pas fait pour diriger un pays, lança t-elle comme pour s’immiscer dans la discussion.
– Non, Etoile d’Argent, ce n’est pas la question, l’arrêta Thuril.
Il était évident que le paladin savait bien des choses, et les partager ici lui était inconfortable.
– Quelque chose corrompt notre coeur. J’ai vu les princes des archipels s’enfermer dans leurs tours, le ton acerbe et l’œil vide. J’ai été témoin du ternissement des arbres de la cité, et de l’afflue de réfugiés suite à de sanglantes embuscades dans les forêts et les cols.
– La tête d’un minotaure est tombée dans l’ouest du Galamiriand, déclara Belfiriel. J’ai lu la nouvelle ce matin par oiseau-courrier. C’est le sixième en deux mois, bien plus qu’à l’accoutumée.
– L’ombre dont je vous parle y est sans doute pour quelque chose, acquiesça Thuril. Les bêtes qui d’ordinaire sont tapies dans les ténèbres sortent de leur antre.
Belfiriel eut à ses mots un mouvement de recul et s’enfonça d’avantage dans son siège.
– Et la reine Xaserya est bien entourée pour faire face à cette crise ? demanda Nwerin.
– Je pense que l’esprit des princes est empoisonné, sans que je ne sache comment. Sans leur poigne de fer, les archipels sont à la merci de cette ombre.
– Et n’a t-elle point de conseillers, ajouta Belfiriel.
– Ils sont peu fiables et servent leurs intérêts, car nombre d’entre eux ne sont pas des Melynor, mais des arrivistes doués d’un talent utile à la cour. L’un d’eux est même un proxénète reconnu…
Il était commun pour un Hivernal d’aimer son chez-soi sans porter regard sur la terre de son voisin. Les mises en garde de Thuril ne la concernait en rien mais elle fut attristée de la misère des Melynor. Elle n’avait pas entièrement saisi la nature des ennemis que Thuril mentionnait, mais elle espérait qu’ils n’attendraient jamais son foyer.
– Peu importe contre qui vous luttez, il lui sera difficile de rentrer dans votre grande cité, lança Nwerin d’un ton assuré.
– J’ai moins froid à présent, nous devrions y aller, répondit Thuril comme s’il paraissait peu convaincu.
Thuril se fendit d’un triste sourire et rajusta son châle en se levant.
– Bien, alors en route pour le palais, intervint Belfiriel.
Tous trois sortirent de l’auberge et le paladin eut toutes les peines du monde à contenir un juron lorsque le vent glacé s’infiltra dans les plis de sa cuirasse. Ils remontèrent les ruelles pavées, admirant les devantures d’un alchimiste renommé et passant à proximité d’un établi de forgeron dont les flammes semblèrent raviver quelques instants le Melynor.
– Et pourquoi n’es-tu jamais venu me voir en vingt ans ? lança Nwerin sans prévenir, l’air renfrogné.
Thuril, surpris par la question, balbutia une réponse peu convaincante.
– J’ai été beaucoup occupé avec mes nouvelles fonctions si tu veux tout savoir. Je t’assure que j’ai pensé à venir mais je n’en ai jamais l’opportunité.
– Oui et moi je crois que tu m’évite autant que faire se peut.
– Non ! lui assura Thuril. Enfin… il est vrai que j’ai un temps hésité à te revoir. Il faut dire que notre dernière aventure a légèrement mal tourné…
– Je t’ai déjà dit que j’étais désolée ! contesta Nwerin en haussant suffisamment la voix pour attirer l’attention des passants malgré le bruit ambiant.
– Moins fort, somma Belfiriel.
D’après les échanges qu’ils avaient eu au cours du repas, Thuril avait rencontré Nwerin sur les blancs rivages de Tul-Melynith, alors qu’il escortait une compagnie marchande du Dragon Gris. Elle soupçonnait qu’il s’était épris de sa suivante mais n’osait nullement leur demander pourquoi ils n’avaient pas fini leurs jours ensemble. Thuril prit un air grave et posa délicatement sa choppe.
– J’étais contrainte de faire s’effondrer le tombeau, ajouta Nwerin sans tenir compte de sa maîtresse.
– Avec moi dedans ? En effet, une superbe idée que tu as eu… j’aurais eu l’air fin de jouer aux osselets avec les morts ! Quoi qu’il en soit, je ne te reproche rien du tout. J’ai moi-même insisté pour être envoyé ici et je comptais te rendre visite une fois ma mission terminée.
Nwerin se prépara à riposter, mais s’abstint. Elle baissa les yeux et déclara d’une voix résignée :
– J’imaginais nos retrouvailles autrement.
– Qu’importe, assura Thuril en lui prenant la main. Je n’ai certes pas eu d’occasion de te revoir jusqu’à présent, mais maintenant que je suis là, nous pourrons rattraper le temps perdu avant que je ne reparte pour le Vert-Est.
– Tu sais où tu vas loger ? s’enquit Nwerin.
– Notre château peut t’héberger si tu le souhaites, ajouta Belfiriel, ravie que le ton général ne s’apaise et que les autres Teliwan cessent de les dévisager.
– Le renom de votre mère n’a pas son pareil en Nelmalda. J’en serai honoré, dit finalement le Melynor.
1 findril, findrild : pièces grises, nom donné à la monnaie en argent en Haut-Elfique.
2 Quentil Durneliand : Palais sous les Etoiles en Haut-Elfique.
3 Salutation traditionnelle Melynor pour souligner le plaisir d’une première rencontre.
4 Tul-Melynith signifie “plus qu’un joyau”, “plus qu’une merveille” en Haut-Elfique.
Chapitre 3 – Et l’Ombre fit connaitre sa sombre volonté
Il était de ceux qui avaient senti sa présence grandir au sein du monde. Nombre d’êtres à l’écoute de leur terre ressentaient chaque jour la croissance de sa noire influence sur les arbres et sur les bêtes. Mais cela ne l’inquiétait pas, car l’inquiétude lui était inconnue. Tapie au coeur de sa forteresse où la lumière elle-même n’osait s’aventurer, elle écoutait. Elle écoutait oui, tous ces êtres mortels et fugaces se plaindre de sa présence. Elle ne connaissait pas son nom, mais eux l’appelaient “ombre”. Et comme elle aimait ce nom, alors il serait le sien. Les vibrations du monde faisait trembler ses jambes pourrissantes. L’Ombre était un poison qui se répandait dans tout ce qui vivait. Elle avait atteint l’esprit de ceux qui régnaient et s’était faite une place dans un coin de leur tête. Peu à peu, elle était devenue leur confidente, et ils se fiaient à elle plutôt qu’à leur famille ou leurs amis. Le Sombre Seigneur venu d’ailleurs qui lui avait offert ce pouvoir attendait bien des choses. Et l’Ombre honorerait ses attentes pour le moment, car une fois le monde sous son joug, plus rien ne lui serait impossible. Un peuple disparaitrait lorsqu’elle lèverai un doigt, et elle balayerait des montagnes d’un mouvement du pied. Nul ne se dresserait contre sa volonté, car nul n’en aurait le pouvoir. Elle avait jadis été comme toutes les autres, avides de préserver ce qu’elle avait acquis par des moyens futiles. Mais à présent, l’Ombre comprenait que la voie qu’elle avait choisi était la seule viable. Sa compréhension de l’univers était sans égale, car l’Ombre ressentait tout ce qui se passait autour d’elle. Elle distinguait la moindre fourmi œuvrer sans relâche pour sa colonie, et les vers ramper dans les couches de terre humide. Elle ressentait la caresse du vent sans même qu’il ne l’atteigne, et les frottements des pattes de quelque animal contre le sol poussiéreux de son domaine. Elle se savait impie pour les gens de ce monde, mais ils lui étaient impies aussi, et seule le Sombre Seigneur du Muxogar avait son intêret, lui qui lui avait tant donné. L’Ombre était si noire qu’on eu dit que les couleurs refusaient de s’accrocher à elle, et elle se sentait capable d’apporter la mort rien qu’en soufflant du nez. Cette enivrante puissance qui était la sienne faisait jouir son esprit pervers, et l’Ombre se mit à sourire, puis à rire. Un rire si noir que les ténèbres en frémirent. Alors, elle parla, grondant sur son trône nébuleux, et ses paroles muèrent en un lugubre chant guttural :
Affres de la mort pour tous mes ennemis,
Cercueils informes pour ceux qui sont bannis.
Bientôt viendra l’heure des serres et des gueules,
Putrides et froides, seront-elles vos linceuls ?
Voilà qu’elles s’en vont, gueules béantes, crocs pendants
Chair tombante sous la bise, sans âme et sans nom
Elles grattent, griffent et se cassent les dents
Sous la pierre et la terre où nous autres rampons.
Comme ils grondent de rage aux étoiles, au soleil !
Ils chevauchent vers vous, sans dangers, sans écueils
Les riches de ce monde trembleront dans leurs tours
Quand pour ceux qui sont morts viendra la fin du jour.
Lorsque l’Ombre eut fini de chanter sur son trône de ténèbres, elle ressentit le frémissement de joie de ses nombreux séides, ivres de sang, ivres de mort.
Chapitre 4 – La mégarde du paladin
La grand-place était sans conteste l’endroit plus animé de la cité. Là étaient disposés de nombreux étals et présentoirs, d’où émanaient maintes saveurs. Des aubergistes apportaient à la hâte des assiettes garnies de fruits et de poisson grillé, tandis qu’un groupe d’enfants courrait après un papillon bleuté en riant à gorge déployée. Des passants se promenaient entre les fontaines et les jardins qui ceignaient l’objet d’intérêt de Thuril.
– Il est absolument magnifique, fit Thuril sans chercher à cacher son émerveillement.
– Impressionnant, n’est-ce pas ? lui répondit Belfiriel. Nul ne l’a jamais vu perdre son feuillage. Il nous apporte à tous espoir et bien-être.
L’Arbre-Couleur se tenait au centre de la place, entouré par de preux guerriers dévoués à sa croissance parfaite. Son feuillage miragineux était orné de nombreuses couleurs et ses fleurs rosâtres étaient les mères de tous les arbres roses de la région. Le sol en mosaïque de la grand-place était peint de carmin, d’orangé, d’or et d’améthyste, couvert ça et là d’une fine couche de neige écartée de manière régulière par les servants du palais. Belfiriel leva les yeux en direction de la demeure de la reine, le Quentil Durneliand2, dont les hauts carreaux étaient assortis au sol de la grand-place.
– La contemplation de l’Arbre-Couleur a toujours été un motif de pèlerinage pour de nombreux Hivernaux, ajouta Nwerin.
– A Melynith, j’ai entendu dire que ses graines du premier royaume de tous les Elfes.
– C’est ce que notre histoire affirme, répondit Belfiriel au Melynor.
Thuril s’arrêta immédiatement, le sang glacé par la peur. Son corps entier se raidit et tous ses sens travaillèrent de concert pour localiser la source de son malaise. Quelque chose de sombre était à l’oeuvre en ces lieux.
– Tu vas bien ? demanda Nwerin l’air inquiète.
Thuril ne répondit rien. Il ne pouvait plus parler car sa mâchoire était aussi serrée que celle d’un crocodile ayant happé une proie. Le paladin se contenta de presser sa main contre le pommeau de son épée, qui glissa jusqu’à sa garde.
– Thuril ? appela Belfiriel à son tour.
– Restez derrière moi, fit le Melynor. Abritez-vous à l’écart de la grand-place, maintenant.
– Je ne comprends pas vraiment ce que tu…
Belfiriel fut interrompue, tirée par Nwerin qui avait obéit sans hésitation, laissant le Melynor seul au milieu de la foule. Thuril les vit enfin, non sans effort : deux personnes, vêtues de robes à capuchon dissimulant jusqu’à leur visage. Au milieu des passants, ils se mouvaient avec aisance, et personne ne semblait remarquer leur présence. L’on eut simplement dit qu’ils étaient de pauvres bougres sans le sou aux guenilles trouées, mais leur aura sinistre ne pouvait tromper les sens du paladin.
– Qui êtes-vous donc ? murmura Thuril.
Comme en réponse à sa question, les deux hommes firent éclater leurs habits en morceaux de tissus déchirés, et des craquements terrifiants résonnèrent dans la place. Ils avaient été humains autrefois peut-être, mais leur fourrure d’ébène et leurs membres busqués trahissaient leur nature animale. Leur visage se transforma en gueule et ils grandirent jusqu’à ce que leurs larges épaules ne toisent la foule prise de panique.
– Sonnez le cor ! hurla un des gardes de l’Arbre-Couleur, prit de panique.
– Fuyez pour vos vies ! lança un deuxième à l’encontre de la foule.
L’une des deux créatures toisa les gardes de toute sa hauteur. D’une voix gutturale, il déclara :
– L’Ombre vous salue, fragiles petites choses.
Sans prévenir, il frappa férocement le garde le plus proche, qui fut projeté en arrière. L’impact fut si violent qu’on entendit un craquement significatif, et le garde ne se releva pas. La foule hurlait et se dispersait, mais les créatures n’avaient cure de leur chair : l’Arbre-Couleur semblait être leur cible. Sans perdre de temps, ils se jetèrent sur les gardes, dernière défense des racines de Teliwin.
– Qu’avec mon bras s’abatte la tempête, murmura Thuril.
De son épée jaillirent des étincelles, qui vinrent enserrer sa lame. Au loin, les gardes de la grand-place repoussaient vainement les assauts répétés des créatures, dont les puissantes frappes en lacérèrent plus d’un. La créature qui avait parlé se tourna vers Thuril et tenta de le frapper à son tour. Il roula sur le côté pour éviter qu’on lui arrache la moitié du corps et plongea son épée dans le buste de la créature. Un éclat de tonnerre résonna dans la grand-place alors que son adversaire s’effondrait. De leur côté, Nwerin et Belfiriel eurent toutes les peines du monde à rester debout, les Teliwan en fuite les bousculant sans discontinuer.
– Pas un guerrier pour tenir tête ? Vous êtes gauches et veules ! railla l’autre créature encore debout envers les gardes vaincus.
Thuril s’approcha et fendit l’air de son épée foudroyante mais manqua son adversaire. La créature saisit son bras avec fermeté et planta ses griffes dans la chair du paladin.
– Du sang de Melynor, impure comme j’aime, déclara la créature. Tu es aussi laid que les autres.
– Je ne te laisserai pas toucher à cet arbre ! hurla Thuril malgré la douleur.
– Quand tu seras mort aussi tu m’empêcheras de le faire ? ironisa la créature en dévoila ses crocs.
– Non ! gémit Nwerin.
Le monstre ouvrit béant sa gueule et broya l’épaule gauche de Thuril. Ce dernier hurla de douleur et tomba inconscient. Sûr de sa victoire alors que le sang du Melynor se répandait à ses pieds, il hurla de sa voix gutturale :
– Meurs, bâtard !
La créature fut aveuglée par une liqueur acide projetée à son visage déformé par le mal, et lâcha immédiatement Thuril. Le monstre fulmina et donna des coups hasardeux autour de lui, et Belfiriel se jeta en arrière, tombant au sol à son tour. Son courage laissa place à la peur et l’impuissance. L’œil encore valide de la créature croisa son regard, et Belfiriel se sentit happée dans un gouffre sans fond noir comme la mort. A cet instant, la jeune femme semblait être bien peu de choses.
– Je vais t’arracher la peau, déclara le monstre envers Belfiriel, sa voix grave tremblante muant en un rire macabre teinté de folie.
Soudain, un craquement sourd se fit entendre. La créature s’immobilisa et regarda timidement par dessus son épaule. Ses yeux s’écarquillèrent de terreur au moment où une épaisse branche l’écrasa contre les pavés et lui brisa les os. L’Arbre-Couleur, réveillé par l’odeur nauséabonde d’un mal affectant les racines-mêmes du monde, était en colère. Le monstre se débattit quelques instants, mais l’Arbre le frappa de plus belle, jusqu’à ce que l’objet de sa colère ne nuise jamais plus.
– Faites quérir des guérisseurs, cria Belfiriel
– Tiens bon Thuril, lança Nwerin en détachant la corde en soie qui lui servait de ceinture.
Nombre de guerriers gisaient face contre terre, baignant dans leur sang, et Thuril revenu à lui gémissait de douleur. Les citoyens de Teliwin étaient recroquevillés derrière des colonnades, des murets ou des fenêtres, paralysés par la terreur du spectacle macabre qui s’était offert à eux. En s’approchant, Belfiriel remarqua le sang noir et bouillonnant de la bête. Il était évident que le toucher n’était pas la plus sage des idées.
– Je… brûle ! gémit Thuril en s’efforçant de ne pas poser les mains sur sa plaie.
Nwerin usa de quelques herbes médicinales pour calmer la douleur de son ami, et raffermit la prise de ses bandages. Toutefois, elle semblait désarmée face à l’ampleur du poison qui emplissait les veines de Thuril.
– Je ferai tout pour que tu t’en sortes, lui promit une Nwerin qui perdait ses moyens.
– Ecarte-toi, lança une voix.
Nwerin se retourna et vit qui l’avait ainsi apostrophé. Un groupement de guérisseurs Teliwans, vêtus de robes blanches tombant jusque terre. Leur noblesse n’avait d’égal que leurs talents de guérison, et l’on disait d’eux qu’aucun maléfice ne surpassait leurs compétences.
– Je vous implore de l’aider ! déclara Nwerin. Il est dépositaire d’un message pour notre Reine et il s’est vaillamment battu pour défendre les nôtres !
L’un des guérisseurs prit la parole de manière solennelle :
– Ton ami aura à répondre de cet incident. Peut-être sait-il comment ces bêtes sont parvenues à s’introduire ici ?
– Il n’y est pour rien ! assura Nwerin d’un air désespéré.
– Je confirme les dires de ma suivante, intervint Belfiriel.
Le guérisseur la toisa quelques instants, l’air songeur. Il balaya du regard la grand-place maculée de sang et de corps inertes.
– Dame Belfiriel Etoile d’Argent. Vous portez-vous garante du Melynor ?
– Oui, répondit simplement celle-ci.
Le guérisseur acquiesça et fit emmené Thuril au même endroit que les gardes ayant une chance d’être sauvés. Nwerin était certaine qu’ils ne lui feraient aucun mal, mais ne pouvait supporter d’être loin de lui en pareil instant. La grand-place fut bientôt envahie de soldats, qui eurent fort à faire pour calmer la foule agitée et s’occuper des gardes de l’Arbre-Couleur tombés au champ d’honneur. Belfiriel rejoignit Nwerin et l’enserra de ses bras tremblants. L’émotion passée, la servante déclara :
– Ces bêtes ont eu ce qu’elles méritaient !
Belfiriel posa son regard d’argent sur son amie. Les monstres qui avaient répandu le sang dans Teliwin avaient été vaincu. Mais qu’étaient-ils ? Et d’où venaient-ils ?
1 findril, findrild : pièces grises, nom donné à la monnaie en argent en Haut-Elfique.
2 Quentil Durneliand : Palais sous les Etoiles en Haut-Elfique.
3 Salutation traditionnelle Melynor pour souligner le plaisir d’une première rencontre
Chapitre 5 – Le présent de Vidal
Ce jour, tous ne parlaient que de l’attaque de la grand-place. Les abords de l’Arbre-Couleur avaient été prestement nettoyés et de nouveaux gardes, plus nombreux encore, avaient pris place autour de ses racines. La Reine ne s’était pas encore exprimée à ce sujet mais un communiqué avait été diffusé. On disait aux Teliwan qu’ils ne craignaient plus rien, mais les rues ne s’étaient jamais montrées si vides et inanimées. De leur côté, Nwerin et Belfiriel arpentaient les rues de la ville, encore abasourdies par ce tragique événement. Pensives, elles avaient peu échangé depuis, jusqu’à ce que Nwerin ne daigne enfin prendre la parole :
– J’ai vu cette noirceur se propager dans sa plaie.
– Un venin sans aucun doute, affirma Belfiriel.
– Non, répondit sa servante. Le poison qui s’est répandu dans ses veines n’était pas naturel. C’était… autre chose.
Belfiriel prit en pitié sa servante, car son affection pour Thuril était plus qu’évidente. En attendant que les guérisseurs ne le remettent sur pied, il lui faudrait rester forte. Malgré la tournure imprévue de la journée, elles avaient tout de même décidé de rendre visite au vieux Vidal comme convenu avant de retourner au château familial. La mère de Belfiriel devait déjà être au courant de l’incident.
– Nous y sommes, annonça Belfiriel en s’arrêtant net au pied d’une enseigne. Ne te tourmente pas davantage au sujet de Thuril, il s’en sortira.
– Vous avez raison, soupira Nwerin. Je le verrai lorsqu’il sera guéri
L’endroit qui intéressait Belfiriel prenait la forme d’une haute bâtisse encastrée entre deux autres bâtiments, le long d’une étroite ruelle serpentine située à l’ouest de la ville. Le sentier était pentu, jonché d’escaliers, et l’on se rendait compte plus que nulle part ailleurs du dénivelé de la ville. Une enseigne de bois portait les inscriptions suivantes en langue elfique : Des racines et des plumes.
– Allons-y, dit Belfiriel en poussant la porte, bientôt imitée par sa servante.
Toutes deux se retrouvèrent dans une vaste pièce à la forme sphérique haute de plafond. Bibliothèques et étagères exposaient nombre de produits de toutes origines, qu’il s’agisse de plantes ou de morceaux d’insectes et d’animaux sauvages. Certaines présentoirs étaient placés en hauteur, hors de portée de mains baladeuses. Un arbre de la vallée avait pris racine sur le côté gauche de la pièce, non loin d’un large et long comptoir fait d’un bois robuste. Ses branchages recouvraient l’entièreté de la salle et frottaient le plafond par endroits. En plein milieu, un vieil homme usait d’un balais pour rendre son échoppe plus propice aux affaires.
– Je ne vous avais pas entendu entrer ! dit-il en se retournant brusquement.
– Bonjour Vidal, répondit Belfiriel. Peu de clients aujourd’hui j’imagine ?
Il posa son balais et vint saisir avec douceur les mains de Belfiriel.
– Bienvenue, bienvenue, déclara tout sourire le vieux Vidal. J’ai ta commande, jeune demoiselle.
Vidal était paré de vétustes habits d’un vert amande. Sa longue barbe grisonnante contrastait avec son crâne presque entièrement dégarni. En dépit de sa position, Belfiriel n’accordait nulle importance à son statut et l’humilité due à son jeune âge lui faisait accepter le tutoiement de Vidal, dont elle appréciait la grande jovialité.
– Où ai-je bien pu poser ça ?
– As-tu eu vent de l’attaque de la grand-place ? le questionna Nwerin.
– On ne parle que de ça, répondit Vidal. Voilà qui perturbe la morne routine du vieux croulant que je suis !
La plaisanterie n’eut pas l’effet escompté. Il s’empara d’un petit sac, qu’il tendit à Belfiriel.
– Voici, arrivé ce matin-même.
– Je te remercie Vidal, déclara Nwerin en s’en emparant à la place de sa maîtresse.
Belfiriel porta son regard au milieu des étagères encombrées par bien des choses qu’elle ne pu identifier. Les amas de parchemins et de fioles luisantes donnaient à l’échoppe une allure de chantier. Vidal se mit à tousser sans prévenir et ses jambes tremblèrent quelque peu.
– Tu vas bien ? lui lança Belfiriel, inquiète de la santé du vieil homme.
– Oh… Je me fais vieux, c’est tout, lui répondit-il tout sourire.
Belfiriel l’aida à s’asseoir délicatement sur une vieille chaise de bois. Depuis quelques temps déjà, la santé du vieux Vidal allait de mal en pis. Du haut de ses soixante-treize ans, il avait bien vécu pour un homme des Contrées Grises.
– Ne t’en fais pas pour moi, dit soudain Vidal. Je ne veux pas de la pitié de quiconque.
– Alors je ne te la donnerai pas, répondit Belfiriel. Mais j’aimerais faire plus pour toi.
– Il n’y a rien à faire ma grande. J’ai longtemps appréhendé ma fin, je l’avoue. Lequel d’entre nous n’a jamais ressassé la chose, seul dans son lit à la nuit tombée ?
S’accoudant à la table, il s’efforça de prendre une grande inspiration.
– Mais au final, ce moment soulagera mes vieux os ! plaisanta le vieil homme. Que la mort vienne à moi, j’ai bien vécu.
– Elle n’est qu’un chemin de plus, intervint Nwerin. Certes inéluctable et mystérieuse, mais pour qui est prompt à s’ouvrir à Narwenya, jouira de choses plus belles encore.
– Je ne suis pas sûre que votre déesse accorde une quelconque importance à un vieil homme comme moi. Après tout, je ne suis pas un Elfe béni par je ne sais quoi.
– Tu fais fausse route, rétorqua Nwerin. Nous avons tous un rôle à jouer ici-bas, mais au bout du compte, Narwenya nous chérit tous.
Les paroles rassurantes de Nwerin étaient emplies d’une conviction que rien ne semblait pouvoir ébranler. Vidal prit un air pensif alors qu’il frottait d’une main quelques poussières sur la table.
– L’idée est plaisante, dit-il sans cesser de sourire. C’est pour ça que j’ai rejoint cet endroit. Il fait un peu froid mais vous êtes plus chaleureux que les gens que je côtoyais à Arteid.
– Merci du compliment, fit Belfiriel d’un air attendrissant.
– Je vais encore avoir le cafard toute la journée si on continue ! ajouta le vieux Vidal sur ce ton plaisantin qui lui était si propre. J’ai encore quelque chose pour toi ma grande, dit-il à l’intention de Belfiriel.
Il se leva lentement, puis siffla en direction de l’arbre dont les racines s’introduisaient partout. Tendant son bras, il attendit qu’un étonnant oiseau quitte le confort de son feuillage coloré et ne s’y pose avec légèreté.
– Tu sais que Livy est très jeune, et bien qu’elle représente ma seule famille, je serai bienheureux qu’elle te revienne.
Les grands yeux noirs de Livy ne laissaient paraitre aucune appréhension. Son plumage brun recouvert d’un épais duvet blanc laissait présager de sa douceur au toucher. De ce que Belfiriel en savait, elle était la seule chouette de la vallée cachée, son espèce peuplant d’avantage la partie ouest du Galamiriand.
– Je ne puis accepter, répondit Belfiriel troublée. Je sais que Livy est ton plus grand trésor.
– Je ressens dans mes vieux os qu’elle sera bientôt sans famille. Ne me fais pas de manières… Tu me parles sans cesse de tes futurs voyages !
– Et je verrai bien des choses oui ! affirma la jeune femme, des étoiles plein les yeux.
– Livy est comme toi : elle est jeune et prisonnière de cet endroit, où elle a toujours vécu. Alors fais-lui découvrir le monde et montre-lui ses merveilles.
Vidal était doué d’un fort talent de persuasion. La petite Livy ferait somme toute un compagnon de voyage des plus attachants.
– Soit, je l’emmène, céda Belfiriel au grand soulagement du vieil homme.
– Merci, ma grande.
– Nous devons partir à présent, avoua Belfiriel. Ma mère doit beaucoup s’inquiéter avec ce qui est arrivé, mais je reviendrais te voir dès que je le pourrais
– Bonne route mesdames, répondit le vieux Vidal en parodiant une révérence.
Au-dehors de la boutique, Belfiriel songea de nouveau à leur mésaventure survenue sur la grand-place. La vie devait reprendre son cours, et la soirée à venir marquerait le début d’un grandiose printemps. L’heure n’était donc pas aux douloureuses pensées. Livy ne quittait plus son bras et elle semblait déjà forte aise à ses côtés.
Ton enseigne a perdu la moitié de son nom, pensa Belfiriel d’un air triste. Un dernier regard porté envers Des racines et des plumes, et il fut temps de rentrer au château.
Chapitre 6 – Des joyaux dans la nuit
Le soleil s’était couché depuis longtemps déjà pour faire place aux étoiles. Nwerin et Belfiriel appréciaient la quiétude du soir, seules au balcon de la chambre de cette dernière. Bien des invités se massaient dans la cour en contrebas, attendant avec impatience le début de la célébration.
– La montée des lampes ne devrait plus tarder, il faut nous dépêcher, déclara Nwerin.
– Je suis si impatiente, avoua Belfiriel.
– Ne bougez pas trop, je ne voudrais pas déchirer le papier.
La Célébration des Lunes-Joyaux comptait parmi les instants les plus précieux de Belfiriel. Les Elfes pensaient qu’à la création de ce monde, les Dieux sans Age avaient façonnés deux grandes lunes afin d’éclairer ses peuples dans les nuits les plus noires. Les Hivernaux célébraient chaque année de leur calendrier le don de leur lumière, en leur offrant l’éclat de milliers de lampes célestes pour garantir leur perpétuelle lueur. Bien que cette pratique ait été délaissée par certaines hautes-familles du Galamiriand, Belfiriel célébrait avec joie cette tradition populaire en fabriquant sa propre lampe chaque année.
– Il ne nous reste plus qu’à lui donner vie, affirma Belfiriel d’un regard émerveillé.
– Laissez-moi placer le cierge, madame, ajouta Nwerin.
La lampe était faite d’un papier très fin, conçue pour se désagréger dans les cieux grâce au cierge placé en son sein. Livy les avait observé toute la soirée durant, autant amusée qu’intriguée par l’édification d’un tel ouvrage. Finalement, elle avait prit place sur le balcon sans un bruit.
– Madame, regardez ! apostropha Nwerin.
Sans attendre, Belfiriel rejoignit son amie au devant de sa fenêtre et s’emparant de la lampe, prit place sur un des deux fauteuils placés là pour l’occasion. Du lointain, elles observèrent des centaines, puis des milliers de points brillants percer le noir de la nuit et monter jusqu’au ciel dans un tourbillon de lumière.
– Les lumières de Teliwin sont plus vives que jamais, remarqua Belfiriel.
D’un geste gracile, elle fit s’envoler la lampe.
– Saviez-vous que les Melynor voient en ces lumières les âmes des leurs disparus rejoignant les étoiles ? demanda Nwerin.
– Comment sais-tu cela ?
La question sembla mettre sa servante mal à l’aise.
– Thuril… me l’a appris il y a bien des années.
Belfiriel inspira l’air frais de la nuit et perdit son regard dans les lumières montantes. Les applaudissements des invités en contrebas, émerveillés par la montée des lampes, ne rendait pas cette soirée moins amère.
– Son âme ne fait point partie de ces lumières. Et c’est réconfortant, n’est-ce pas ?
– Oui, en effet, admit Nwerin. Mais cela faisait longtemps que je n’avais pas craint pour sa vie.
– Vous avez dû vivre d’innombrables aventures.
Nwerin fixa sa maîtresse un instant, l’air pensive, comme si un torrent d’expériences avaient refait surface dans sa mémoire.
– Je suis fatiguée… souffla t-elle.
– Il se fait tard, confirma Belfiriel.
– Je ne parle point de cela, madame. Il m’eut été donné bien des fois de vivre ma vie autrement. Si nos routes se sont séparées, c’est parce que j’étais épuisée de craindre pour notre avenir. Vous épauler durant vos jeunes années m’a permis le repos, et pourtant, à peine revois-je Thuril qu’il occupe déjà toutes mes pensées.
– Et qu’en est-il de sa position ? demanda Belfiriel. A t-il permission de quitter, comment as-tu dit… l’Orbe Dorée ?
– Il est lié par un serment, aussi son avenir est tracé. Cependant, même si on lui accordait le droit de quitter son ordre, il n’en ferait rien. C’est quelqu’un de trop investi en sa cause.
Belfiriel dirigea son regard vers le ciel étoilé qui baignait dans un tourbillon de lumières. La vallée ce soir semblait si féérique.
– Pourquoi ne pas l’accompagner jusqu’à Tul-Melynith ? proposa Belfiriel, un sourire en coin.
– Comment ? Je ne vous suis pas.
– Son devoir est au Vert-Est, mais le tiens ne l’est pas vraiment ici. Je suis assez grande pour me gérer seule, et ta place est d’avantage à ses côtés qu’aux miens.
– Peut-être un jour, songea Nwerin. Lorsqu’un monde plus sûr nous offrira une vie heureuse.
– Je comprends, admit Belfiriel.
Un instant, Belfiriel fut déconnectée du monde qui l’entourait. Elle repensa au gouffre sans fond qu’elle avait vu dans les yeux de la créature. Elle n’avait jamais imaginé qu’un être aussi mauvais puisse exister, et encore moins qu’il menace sa maison. Parviendrait-elle à dormir cette nuit, ou repenserait-elle sans cesse à cet instant où le glas de la mort avait retenti pour elle ?
– Madame ? appela Nwerin pour la troisième fois. Vous semblez perdu.
– Te souviens-tu de ce qu’a toujours dit ma mère ? demanda Belfiriel en caressant Livy.
– La lumière est ce qui nous distingue des êtres de ténèbres, commença Nwerin.
– Elles est notre union. Elle est notre grandeur, termina sa jeune amie.
Les Lunes-Joyaux rayonnaient dans le bleu profond de la nuit et dansaient parmi les tourbillons d’étoiles.
Un instant de paix bienvenu, pensa Belfiriel. Je le sens dans l’air… Je le ressens dans mon coeur… il sera bientôt l’heure de partir de chez moi.
Marquées par la morosité mais aussi le réconfort, c’était une journée qu’elles n’oublieraient jamais.
Chapitre 7 – Dans l’Antre de la Bête
Cela faisait maintenant près d’un mois que Luiv’ayel enquêtait. L’attaque en plein coeur de Teliwin n’avait pas été un incident isolé. Les cités hivernales de Valanarwen et Thiloth avaient été la cible de créatures semblables, et des oiseaux-courriers avaient informé la cour de Teliwin que de nombreuses villes des Contrées Grises et du vert-Est avaient subi un sort similaire. Luiv’ayel était une magicienne de talent qu’on disait sans égal. Elle avait écouté les cris du vent et ressenti les frémissements de la terre. Son chemin l’avait conduit dans le sud lointain, là où peu s’aventuraient encore. Une terre morte et grise, perpétuellement couverte de sombres nuages menaçants, où le soleil lui-même avait abdiqué face aux ténèbres. Il eut été des plus difficiles d’accéder à ce pays jonché de pics tranchants et noirs où l’air sentait le souffre. Mais Luiv’ayel ne manquait pas d’amis et avait pu compter sur le soutien d’Eölwing, le plus grand et le plus noble des harfangs géants peuplant le Galamiriand. Compagnon de voyage fidèle et dévoué, son plumage était blanc le jour et argenté à la nuit tombée.
– C’est ici, dit Luiv’ayel en se couvrant la bouche. La Terre des Morts mérite bien son nom.
Parmi la poussière et la pierre s’élevant jusque dans les cieux sans couleur, Luiv’ayel discerna une cavité profonde qui s’enfonçait dans les monts. Les miasmes de chagrin et les relents de nécrose qui s’en échappaient lui indiquèrent que ses recherches prenaient fin.
– Pose-moi s’il te plait, demanda t-elle à Eölwing.
La magicienne frissonna de dégoût à l’instant même où elle posa pied à terre. Elle ressentit la puissance du mal qui infestait ces lieux, mais renonça à rebrousser chemin.
– Trouve refuge dans les hauteurs et patiente jusqu’à mon retour. Je ne serais pas longue.
Eölwing répondit par l’affirmative d’un chuintement puis d’un claquement de bec et prit son envol, laissant là Luiv’ayel. La grotte qui semblait haute et large était si noire et profonde qu’on eu dit qu’elle s’enfonçait jusqu’au coeur-même du monde. L’air sec rempli de souffre fouettait le visage de la magicienne, bien décidée à trouver l’épicentre du mal qui s’était éveillé en ces lieux. Une lumière vive chassa les ombres de la grotte lorsqu’elle fit claquer son bâton sur le sol, et Luiv’ayel plongea dans les méandres de la Terre des Morts.
– Ça approche, murmura une voix.
– Oh et ça nous brûle, fit une autre.
– Montrez-vous ! hurla Luiv’ayel en éblouissant la grotte de sa magie.
Et les voix se turent, laissant la magicienne seule avec elle-même. Maintes fois au cours de sa progression, elles revinrent la harceler, mais Luiv’ayel échoua à localiser leur provenance, comme si ces voix faisaient partie intégrante de l’endroit. Elle les fit fuir par la lumières à de multiples reprises, et ne savait plus depuis combien de temps elle marchait lorsque le sol devint moins meuble. Un plateau de pierre précédait un escalier en ruines jonché de gravats et ceint de gravures représentant des bêtes informes qu’elle n’avait pas vu depuis bien longtemps. Et les voix revinrent la hanter de plus belle :
– Il ne faut pas que ça descende !
– Si ça le dérange ce sera notre faute !
– Mais ça nous brûle !
– Il nous fera plus mal encore si ça descend !
Luiv’ayel ignorait combien de voix différentes elle entendait, mais n’y prêtait plus attention. Cependant, elle ne put ignorer le son caractéristique de gouttes claquant sur le sol de pierre. La magicienne dirigea son bâton tout autour d’elle et remarqua rapidement qu’il ne s’agissait pas d’eau. Ces gouttes étaient noires et perlaient d’une étrange manière, formant des flaques puis des masses qui s’élevèrent en grondant. Bientôt, Luiv’ayel fut cernée par des êtres perfides qu’elle reconnut sans mal. Ces servants des Princes Noirs s’étaient abreuvés des fluides de bien des Elfes avant d’être repoussés dans les ténèbres.
– Nous avons si soif ! dit l’un d’eux.
– Et ça va arrêter de nous… brûler ! ajouta un autre.
Leurs corps brumeux, presque liquides, laissaient pressentir que la plupart des lames seraient inefficaces, mais Luiv’ayel usait d’autres atouts.
– Je n’ai pas omis comment vous faire disparaitre, lança Luiv’ayel.
De sa main libre jaillit une flamme, qui mua en un serpent de feu. La magicienne cru sentir la peur émaner de ses ennemis, qui se jetèrent sur elles en vociférant des insultes dans un langage ancien. Luiv’ayel déchaina un brasier dans la grotte si pur et si chaud que la pierre trembla et fondit par endroits. Lorsque la tempête cessa, elle était à nouveau seule, prête à reprendre sa route vers le centre du monde. L’escalier descendit, encore et encore. Après ce qui lui avait semblé être une excursion sans fin, Luiv’ayel en atteignit le bout. La lumière de son sceptre s’affaiblissait, et devant elle ne s’étendaient que les ténèbres. Les parois et le sol de la grotte avaient disparu, et la magicienne ne distingua plus aucune forme.
– Une illusion destinée à m’entraver… dit-elle à voix haute. Vous pouvez faire mieux !
Luiv’ayel s’avança mais elle ne chuta pas, comme elle s’y attendait. Au contraire, elle sembla flotter dans le vide, en dehors du temps et de l’espace. La lumière de son sceptre se refusait à éclairer au-delà de ses pieds, comme si elle-même n’osait découvrir ce qui s’étendait sous et devant la magicienne. Bien vite, l’escalier dans son dos disparut et elle fut cernée par les ténèbres. Luiv’ayel sursauta lorsque deux masses, hautes et froides, furent éclairées par son bâton. Hautes d’environ quatre mètres, ces sentinelles étaient recouvertes d’une longue bure qui dissimulait l’entièreté de leur corps ainsi que leur visage, dont les traits étaient assurément peu satisfaisants à contempler. Seuls leurs deux petits yeux jaunes luisants trahissaient leur nature, et chacune tenaient une hache cérémonielle à la taille démesurée. Aussi inertes que des statues, les sentinelles se tinrent devant Luiv’ayel, alors bien décidée à les écarter de son chemin.
– Elles sont magnifiques, n’est-ce pas ? demanda une voix rauque et ferme dans un elfique parfait, qui résonna à travers tout l’endroit. Mes plus belles créations, nées dans la douleur et le tourment.
– Montre-toi ! lança Luiv’ayel en retour sans quitter les sentinelles des yeux.
– Avancez donc, ma chère. Elles ne vous feront rien car je l’ai décidé.
Hésitante, Luiv’ayel obtempéra finalement. La lumière vacillante de son bâton éclaira d’autres sentinelles immobiles à mesure qu’elle avança. Finalement, elle parvint jusqu’au devant d’un trône lugubre et nébuleux aux formes imprécises. Une Ombre sans fin dont les contours se fondaient dans le noir infini de l’endroit dénué de sol, de plafond et de parois, la fixait de ses yeux rougeoyants.
– Qui es-tu, être de ténèbres ? appela Luiv’ayel, bâton prêt à frapper.
– Question légitime, lui répondit-on. Je me vois comme l’artisan d’un monde nouveau. Un salvateur, un héros en devenir. Bien des choses en somme.
– Permets-moi de douter de ta nature héroïque.
Des craquements d’os se firent entendre là où se tenait l’Ombre. Luiv’ayel jura entendre un rictus malfaisant.
– J’ai pressenti ta venue depuis longtemps déjà. Tu m’as cherché pendant des semaines, et mon esprit à effleuré le tiens. Si tu es là, devant moi, c’est parce que je l’ai bien voulu.
Un piège, comprit Luiv’ayel. Il m’a fait venir à lui en toute connaissance de cause.
– Une erreur qui t’en coûtera, être maléfique. Qui sers-tu ?
– Servir ?
L’Ombre semblait amusée de cette question. Luiv’ayel eut de plus en plus de difficultés à rester debout, comme si une bête gigantesque l’écrasait de tout son poids.
– La servitude n’est pas dans ma nature, dit l’Ombre. Mais il se pourrait que le plus puissant des Princes Noirs ait jugé bon d’échanger quelques services.
– Tsaqur t’as parlé, monstre ? demandé la magicienne, tremblante à l’idée que cela ne soit vrai.
– Vous commencez à comprendre, ma chère, l’essence-même de ce qui attend les vôtres.
– Les Dieux sans Age ne te laisseront aucunement agir ainsi sur les peuples libres de Nelmalda ! hurla Luiv’ayel avec conviction.
– Ne me parle pas d’eux ! vociféra l’Ombre. Ces gueux profitent de vos prières et de votre piété, ils règnent sans partage sur un monde qui n’est que colisée ! Vous tous jouez selon leurs règles, et ils se plaisent à contempler ce que vous faites en leur nom. Guerres et croisades, meurtres et évincements, que sont prêts à faire les gens de ce misérable monde pour être les champions de ceux que vous appelez dieux ? Ils sont la ruine de Nelmalda et se jouent bien de vous.
– Et c’est par un pacte avec un démon qui fut l’un des leurs dans un lointain passé, que tu penses pouvoir changer la nature de ce monde ?
– Ce n’est que temporaire. Le sombre seigneur Tsaqur fera de moi le dieu de ce nouveau monde, et il jouira de vos âmes en retour. Mais alors je le renverserai, lui et les autres Princes Noirs, et je règnerai sur tous les plans de la Mer des Etoiles, sans partage aucun. Je serai bon et juste, et plus personne ne souillera de sang sa terre pour un quelconque Dieu sans Age, car je serai l’unique dépositaire de votre dévotion !
– Tsaqur ne partage pas son pouvoir ! lança Luiv’ayel. Si jamais tu réussis, alors plus rien ne nous protègera, toi compris, de sa colère infinie. Ton ambition s’arrête céans.
L’Ombre se tut, mais Luiv’ayel sentit qu’elle l’avait agacée. Elle ne pouvait plus reculer, à présent.
– Trêve de veines paroles. Votre éviction immédiate arrangera bien mes plans.
Avant qu’elle ne puisse rétorquer quoi que ce soit, l’Ombre se répandit soudainement autour d’elle, comme si elle ne possédait aucune limite physique. La magicienne usa alors de toute sa magie pour s’attaquer aux ténèbres qui l’enserrèrent. Dans un élan de courage, Luiv’ayel irradia tout son être de lumière et devint plus brûlante qu’une étoile.
– Maudite magicienne ! clama l’Ombre consumée par la lumière de Luiv’ayel.
Ivre de colère, son ennemi la frappa violemment depuis les ombres, sans qu’elle ne sache comment. Luiv’ayel usa de son sceptre pour lever une puissante barrière bleutée, qui contra l’assaut de son ennemi au dernier instant. La magicienne para de la sorte un autre coup, puis encore un autre, martelée plus de fois qu’elle ne put le compter. Bientôt, la lumière de son bâton vacilla devant la violence répétée des coups de l’Ombre. Instantanément, Luiv’ayel disparut et se retrouva dans le dos de son adversaire. De son bâton jaillit un éclair d’un blanc immaculé, qui heurta l’Ombre dans un fracas tonitruant.
– Impressionnant, fit l’Ombre en jouissant de douleur.
La masse invisible qui rendait si lourds les mouvements de la magicienne devenait insoutenable, mais Luiv’ayel était résolue à l’emporter. Luiv’ayel lança un second éclair, plus rapide et plus énergique, mais l’Ombre se volatilisa à son tour pour réapparaitre à ses pieds. Surprise, elle tenta de brûler cette abomination, mais la noirceur de son ennemi devint si forte et persistante qu’elle émoussa la lumière émanant de son être. L’Ombre et la magicienne s’adonnèrent à un duel de célérité, alors qu’ils se déplaçaient à une vitesse défiant la lumière elle-même et se livraient des tempêtes de coups violents ou d’éclairs brûlants. Luiv’ayel lutta intensément contre les ténèbres, mais l’Ombre prit soudainement une forme et une taille similaire à la sienne. Un lourd marteau s’abattit sur elle et lui broya l’épaule gauche. Luiv’ayel fut contrainte de lâcher son bâton alors que l’Ombre la frappait à nouveau, la projetant sur le sol.
– Si je meurs… ton antre sera bien vite envahie par les miens, affirma une Luiv’ayel haletante dont les bras refusaient de répondre.
– Qu’importe puisque je vais m’en aller, répondit l’Ombre. J’ai… fort à faire ailleurs.
L’Ombre révéla enfin son visage terrifiant alors qu’elle l’étranglait. Sa peau arborait une teinte cadavérique et ses yeux étaient rouges de sang. Luiv’ayel devint trop faible pour lutter davantage contre cet être malfaisant dont elle avait sous-estimé le pouvoir, et son bâton ne cessa d’émettre sa lueur salutaire. Sa dernière pensée fut tournée vers sa fille, car son erreur lui coûterait de ne jamais la revoir. Finalement, le temps s’arrêta soudainement lorsqu’elle s’abandonna aux ténèbres.