Roman Belfiriel

Prologue – Bienheureuse est l’herbière

Sixième jour du printemps de l’année 1167, 4ème âge.
Grand Val des Neiges Eternelles, province du Galamiriand, vallée de Teliwin.
 
De bien des manières, la jeune Belfiriel avait acquis les égards des siens. Femme de lettres à l’éducation rigoureuse, elle maîtrisait maints langages, comme le parler du Vert-Est et la langue commune des Contrées Grises. Penchée au rebord de sa haute fenêtre, elle offrit avec tendresse de fines graines aux petits oiseaux rouges et bruns venus se poser sur ses bras nus, aussi liliaux que la neige arrogante qui recouvrait les montagnes ceignant la vallée. Les premiers jours de Doucebrise annonçaient la floraison des bois et la venue des vents du sud. Ils apportaient avec eux les odeurs enivrantes des enrilavëlda, ces arbres au feuillage rosâtre qui s’étendaient du dessous de sa fenêtre et jusqu’à l’horizon lointaine. Belfiriel leva ses yeux d’argent vers la cité blanche aux tours d’or spiralées qui trônait au cœur de la vallée, que les siens avaient nommé Teliwin. Du lointain s’élevaient les doux chants des Elfes accueillant la naissance du soleil flamboyant et les clochers du château diffusaient leur son régulier aux alentours. Cette saison qui lui semblait si douce ne l’aurait point été pour quelques étrangers, fussent-ils d’autres Elfes pourtant cousins des gens de son royaume. Car les siens étaient de ces Elfes qui s’étaient tournés vers Narwenya, la grande déesse de l’Hiver, et avaient appris à ne plus craindre le froid. Et parce qu’ils avaient trouvé en l’hiver la joliesse des terres anciennes où leur premier roi avait aimé les siens, ils avaient apporté la verte vie dans les plus algides contrées de ce monde. Ils se nommaient eux-mêmes les Galador, qui signifiaient Hivernaux dans la langue des Elfes. Belfiriel n’était point différente des autres Galador, reconnaissables à leurs longs cheveux blancs. Les siens étaient coiffés en de larges tresses tombant sur sa poitrine recouverte d’une robe de soie aux couleurs de l’azur.
 
Belfiriel aimait naturellement sa terre mais elle rêvait d’aventures, car il lui tardait de découvrir les merveilles du dehors malgré les dangers innombrables sur lesquels sa mère l’avait mise en garde. Son très jeune âge révélait qu’elle n’avait point connu les troubles des âges passés, et elle semblait d’un naturel optimiste et souriant, d’où lui venait d’ailleurs son nom en dialecte Galadin : Belfiriel, celle qui souriait. La courbe de son nez et l’amande de ses yeux en faisait une Galador gracieuse et belle même auprès des siens, sans qu’elle ne se distingue parmi les femmes de son peuple. Sa voix douce et ses joyeuses paroles éveillaient l’attention de toutes les oreilles, qu’elles fussent elfiques ou animales. Néanmoins, tant qu’elle restait silencieuse, sa posture discrète et son apparence commune ne lui attiraient nullement les regards au milieu de la foule. Sacrée pupille de la grande magicienne Luiv’ayel, son nom s’était déjà porté aux royaumes voisins et il était commun pour Belfiriel de recevoir la visite de nombreux Galador, venus entendre ses lais et poèmes, qu’elle aimât accompagner de viole ou de lyre. La soirée à venir serait marquée par de grandes festivités dédiées aux Lunes-Joyaux, car les Elfes aimaient rendre hommage à la lumière céleste que les Dieux sans Age leur avaient offert lors de leur éveil, dont peut se souvenaient encore. Mais pour l’heure, elle appréciait sa solitude. Elle s’enivra des senteurs de l’air, du parfum des fleurs et du bois recouvert par la rosée matinale, et baigna ses yeux dans les cieux d’or et de feu embrasés par les rayons du soleil. Belfiriel fut tirée de ses rêveries lorsque l’on frappa à la porte de sa chambre. La jeune Galador n’avait nul doute quant à l’identité de celle qui venait jusqu’à elle, et se tourna vers la porte d’un ton enjoué.
 
– Entre, Nwerin
 
Sans qu’elle n’obtienne réponse, la porte s’ouvrit sans un bruit et se dessina dans son encadrement un visage familier.
 
– J’espère que votre nuit fut douce madame, votre mère m’envoie vous aider à vous apprêter.
 
Nwerin épousseta sa longue tunique pourpre et passa ses doigts fins dans ses blancs cheveux, noués par une bande de lin. Il s’agissait d’une accorte suivante qui servait sa famille avant même sa naissance, et entre elles s’était forgé un grand lien d’amitié.

– J’ai rêvé que j’étais sur bien des mondes et que j’avais fuis l’étroitesse de cette vallée. Oh, non pas qu’elle m’indispose car j’aime ma maison. Mais dans mes songes, je me suis envolée jusqu’à l’autre bout des étoiles. De ce fait oui, ma nuit fut agréable.

Esquissant un sourire, Nwerin lui demanda :

– Souhaitez-vous déjeuner ? Vous pourrez me narrer plus en détail vos rêveries passées. Je nous ai cueilli à l’aurore des grappes de rissa dont vous raffolez tant.
– Merci, j’en prendrais sur la route, lui répondit Belfiriel d’une voix presque candide.
– La route ?
– J’aimerais me rendre à Teliwin ce matin, et que tu m’accompagnes.

Nwerin hésita un temps, puis répondit :

– Soit, je dois terminer quelques tâches ici au château et demander la permission à votre mère.
– Tu as pourtant permission de quitter le château quand bon te semble ?
– Au regard des festivités imminentes, je suis sommée d’apporter mon aide pour les préparatifs.
– J’irai lui parler, n’aies crainte. Je suis certaine que mère saura un temps se passer des services de ma plus précieuse amie.
– Merci madame, dit Nwerin alors qu’elle remettait en place brièvement les draps du lit.

L’instant suivant, elle lui tendit une paire de bijoux, qui consistaient en un groupement de trois anneaux assortis à ses yeux d’argent, et Belfiriel s’empressa d’en orner ses oreilles en forme de feuille.

Accompagnée de sa suivante, Belfiriel descendit les escaliers de pierre du château et salua les gardes à son entrée dans l’atrium. L’endroit était couvert par bien des plantes et fleurs, qui ornaient avec finesse les murs et les vases colorés disposés auprès de larges colonnades de pierre blanche. L’on entendait le chant des oiseaux venant de toutes les directions, et des raies de lumière vive pénétraient la pièce par les arches de la terrasse. Au centre s’étendait une longue table de bonne facture sculptée dans le plus fin des bois, devant laquelle était assise Luiv’ayel, plume à la main. Belfiriel s’empressa de se jeter dans ses bras, semblant presque la surprendre dans sa tâche. Luiv’ayel  admirait pour ses conseils avisés. Ses longs cheveux blancs délimitaient son visage fin et souriant, et Belfiriel plongea ses yeux dans ceux de sa mère, à la couleur perle si particulière.
 
– Tu es resplendissante, comme à ton habitude, lui confia Luiv’ayel.
– Merci mère, je me suis apprêtée pour sortir en ville aujourd’hui.
– Bien, tu en profiteras pour me rapporter quelques courses, je vais être occupé avec les festivités.
– A ce propos, commença Belfiriel. j’aimerais que Nwerin puisse m’accompagner.

Luiv’ayel sembla hésiter un instant, puis répondit directement à Nwerin  :

– Bien sûr, vous ne serez jamais deux de trop pour profiter d’une si agréable matinée en ville. Viens, je vais te confier la liste des fournitures dont j’ai besoin pour les préparatifs.
– Je ne vous remercierai jamais assez pour votre grâce, souffla Nwerin en récupérant la liste que lui tendait Luiv’ayel
– Et moi pour tous les services rendus à notre famille.

Luiv’ayel avait offert à Nwerin un poste de fonctionnaire à Teliwin il y a bien des années, mais elle avait fait choix de rester auprès de Belfiriel.

– Nwerin, préparerons nos montures, s’exclama hâtivement Belfiriel, entraînant déjà son amie par le bras vers les écuries.

Luiv’ayel n’ajouta pas un mot et se contenta d’un large sourire bienveillant. Il émanait d’elle et de ses larges robes dorées une lumière apaisante, car elle était un des symboles de la grâce des Elfes. Parfois, Belfiriel imaginait par sa lumière la splendeur du premier royaume de tous les Elfes, que Luiv’ayel avait connu il y a longtemps.

Les premiers pas dans la neige provoquaient chez Belfiriel les mêmes frissons depuis des années. Le froid n’en était pas la cause car c’était là une sensation qui lui était inconnue, mais les sentiments que lui procuraient sa terre natale restaient inchangées. Elle affectionnait le craquèlement de la neige sous ses bottes de cuir, sentir ses pieds s’enfoncer sous sa candide et douce couche à la texture inimitable. La cour était grande, aussi leur fallut-il un moment avant d’arriver jusqu’aux écuries. Les Galador habitant le nord du Galamiriand n’usaient point de chevaux, car ces destriers pourtant si braves, n’étaient guère à l’aise en ces terres jonchées de crevasses et de vallons. Ceux de la Vallée Cachée de Teliwin s’étaient liés à la faune locale, laquelle comptait des cerfs à la grande intelligence.

– Bonjour Melvenir, murmura Belfiriel en approchant son visage des oreilles du cerf.

Melvenir possédait un court pelage grisâtre et répondait uniquement à Belfiriel. Quant à Manwil, il était l’ami et le confident de Nwerin. Leurs écuelles étaient partiellement remplies de plantes herbacées et de ramilles d’arbustes. Nwerin s’empara d’un sceau, avec lequel elle versa de l’eau dans l’abreuvoir.

– Cette eau est douce et pure, qu’elle étanche votre soif.

Les Elfes échangeaient de manière intime avec leur monture, souvent à leurs oreilles et sur un ton bas. Les cerfs comprenaient le Galadin et démontraient chaque jour leur vivacité d’esprit. Le parler vivifiant des Elfes avaient pour effet de les rendre plus endurants et combattifs.

– Manwil, je vois que tu as été te promener dans les cultures d’orge d’or, avança Nwerin sur un ton reproche en retirant graines et épillets de son brun pelage.
– Veux-tu bien me donner cette brosse, demanda Belfiriel en caressant les bois de Melvenir.
– Bien sûr madame, répondit sa suivante de manière résignée.

On ne pouvait blâmer de si nobles créatures de trouver plaisir à batifoler au milieu des champs où la meilleure nourriture poussait tout le long de l’année grâce aux cultures elfiques.

– Oh je t’en prie, ne me regarde pas comme ça, ajouta Nwerin en fixant les yeux noirs et profonds de Manwil.

Hâtives, elles achevèrent de seller leurs montures et quittèrent l’enceinte du château sous les yeux protecteurs des sentinelles. Bientôt, Belfiriel et Nwerin quittèrent l’étroitesse des monts et atteignirent l’orée des Amladwÿn, les Bois de l’Aurore dans la langue des Elfes. Ils étaient composés d’une variété d’arbre que l’on ne trouvait nulle part ailleurs en ce monde. Leur feuillage aussi rose que le ciel au matin jamais ne tombait, et les Elfes leur avaient donné le nom d’enrilavëlda, les feuilles sans âge. Les deux amies pénétrèrent les bois au moyen d’un petit sentier dont les pierres grisâtres étaient tantôt visibles, tantôt sous la neige. Les enrilavëlda étaient plus que des arbres puisqu’ils étaient nés des Elfes, qui leur avaient appris voilà bien plus longtemps l’art du parler elfique. Aussi était-il commun pour quelques Galador d’échanger auprès des arbres et d’accorder du temps à leur compagnie, fussent-ils moqués des êtres mortels qui ne voyaient là que les tirades de fous retranchés dans leurs forêts. Les Galador allaient sans crainte dans la Vallée Cachée de Teliwin, en partie grâce aux arbres qui cachaient les sentiers y conduisant à ceux qui leur voulaient du mal.

– Que comptez-vous faire une fois en ville madame ? demanda Nwerin.
– Je dois rendre visite au vieux Vidal. Il devrait avoir reçu mes fournitures.
– Si tel n’est pas le cas, nous pourrons au moins profiter de son sens de l’humour dont lui seul à le secret, ironisa Nwerin en offrant à sa maîtresse une grappe de rissa.

Certains Galador affirmaient que ces fruits étaient originaires du premier royaume des Elfes. Ces derniers avaient enseigné leur pousse aux Hommes des Contrées Grises, qui les avaient appelé raisin par méconnaissance et déformation de la langue elfique. Ceux de la vallée étaient rouges, presque violacés, mais il existait ailleurs des variétés aussi vertes que les plus belles forêts de l’est.

– Attends Nwerin, lança Belfiriel alors qu’elle descendait de sa monture. Ces melnarissa1 me seront bien utiles.

La jeune femme s’agenouilla au pied d’arbustes frémissant sous la neige et s’attela à la cueillette de baies à la robe brunâtre, dont le nectar était prisé des Elfes pour ses vertus curatives.

– Je remercie Narwenya, grande dame de l’Hiver, pour le don de ces fruits, murmura Belfiriel en se relevant.
– Ces champignons vous intéressent-ils, madame ?

Du haut de sa monture, Nwerin désigna un amas de taches rouges abrité du vent par la courbure d’un des arbres du bois. Belfiriel s’empressa de ramasser nombre d’entre eux, le regard empli d’une joie enfantine.

– Ceux-là sont très utiles contre les maladies de peau, affirma la jeune femme.
– Vous pourriez en tirer un bon prix à Teliwin, quelque alchimiste à l’esprit aventureux les vendrait aux caravanes près de la frontière.
– Je pensais plutôt élaborer ces remèdes moi-même en vérité.

Belfiriel n’était point éduquée aux arts de l’arc ou de l’épée, et n’avait jamais appris à chevaucher pour la guerre. Mais il était un talent qui lui seyait et que l’on appelait alchimie de manière commune. La jeune Galador était formée à concocter des breuvages de toutes sortes pour guérir bien des maux. Lorsque Belfiriel eut terminé sa récolte, elles reprirent leur route en direction de Teliwin. Toutes deux respirèrent les senteurs des bois et prêtèrent oreille aux bramements de leurs cerfs, qui échangèrent brièvement avec leurs congénères.

C’est en fin de matinée qu’elles atteignirent la cité de Teliwin, trônant au sommet d’une colline rocheuse. Sa pierre était liliale et pareille à l’argent, et ses flèches ornées d’or. A présent, Belfiriel entendait distinctement les doux chants des Galador qui résonnaient dans la vallée, accueillant la venue du printemps. De gargantuesques chutes d’eau venues des hauts-monts ceignaient les remparts de la ville, abreuvant étangs et lacs éparpillés dans le lointain, dont l’eau claire absorbait les éclats d’or et de feu du ciel matinal. Bien vite, Nwerin et Belfiriel se rapprochèrent de la cité, si haute qu’on eu dit qu’elle perçait les cieux de ses piques dorés.

1 melnarissa : fleur à bulbe doré et au coeur brunâtre – “soleil cuivré” en Galadin.

Chapitre I – La mégarde du paladin

L’entrée dans Teliwin se fit sans qu’elles fussent remarquées. Belfiriel était reconnue par beaucoup pour ses prouesses lyriques et médicinales, mais aussi pour le nom de sa famille dont elle ne portait alors aucune armoirie. Teliwin était une cité florissante et vivante, où les Galador allaient et venaient au sein de marchés, jardins et commerces. Les rues larges et pavées de pierres immaculées s’engouffraient entre des structures spiralées et criblés de carreaux cristallins aux couleurs nombreuses. Des arbres au feuillage cramoisi recouvraient les allées de leurs hauts branchages recroquevillées en une forme de salut solennel. Sous les pas de leurs montures craquaient la douce neige coiffant les toits et les rues serpentines, et maintes fleurs ceignaient colonnes et pilastres, illuminés par de subtiles et brillantes créatures aussi grandes que leurs doigts. Il s’agissait d’hétérocères aux ailettes brunâtres qui virevoltaient dans les airs et dans toute la ville avaient apporté la lumière dans la nuit. En dépit de leur noble nature, Belfiriel voyait en son peuple un côté simple et pittoresque. Les Galador vivaient de leurs terres florissantes depuis bien des millénaires et malgré l’hiver éternel de la région, ils avaient su donner vie à maints arbres fruitiers. Le fort attachement des Galador à ce qui pousse leur permis de s’entourer de bois et de forêts aux couleurs innombrables, qui même recouverts d’un manteau blanc, n’avaient guère à rougir des étendues verdoyantes du Vert-Est. Il leur était donc bien légitime de se cacher du tout-venant afin de préserver ce qu’ils aimaient et, si quelques étrangers se voyaient accorder le privilège de côtoyer les Elfes, les arbres se faisaient un plaisir de dissimuler aux troubles-paix les routes menant à leurs cités. La dite paix seyait fort bien aux Galador, qui vouaient leurs talents aux arts traditionnels qu’étaient le chant ou la musique, et l’on disait qu’ils composaient des lais et des poèmes si beaux qu’ils pouvaient arracher la tristesse aux cœurs des plus affligés. Ceux de Teliwin étaient les plus habiles pour se cacher du monde, et l’on racontait qu’on pouvait traverser le Galamiriand sans jamais trouver leur vallée cachée de quelque manière que ce soit, leurs lumières et leurs chants étant les seules preuves de leur existence. Les Teliwan étaient de ceux qui appréciaient leurs terres plus que tout autre, et la terre appréciait leurs bienfaits en retour. L’orgueil et la désinvolture faisaient partie intégrante de la réputation des Elfes, mais il était bien injuste de parler des Teliwan en ces termes, car ils étaient simples et joviaux envers ceux qui venaient en amis. Il eut été aisé pour bien des voyageurs de reconnaitre un Galador par sa robe laiteuse et sa chevelure aux couleurs de la neige, mais certains Teliwan de bonnes familles étaient parfois coiffés de toisons pareilles à l’argent héritées de leurs longues lignées. C’était le cas pour celle que l’on nommait de maintes manières Reine de Teliwin, et qui avait pris pour nom de Rivanessa Harfindel, dont le nom de famille signifiait Boucles d’Argent dans la langue des Elfes.

– Passons par la grand-place si tu veux bien, Nwerin.
– Je sais à quoi vous pensez, indiqua sa suivante. Il me tarde de l’admirer également.

L’endroit était sans contestation aucune le plus animé de la cité, et  la raison tenait en ce que les Galador avaient fait poussé en son coeur. Il s’agissait d’un arbre plus vieux que tous les autres en cette région, et l’on disait de lui qu’il donnait espoir et vigueur à tous les Galador, même à ceux qui vivaient au-dehors de la Vallée Cachée. Les Galador lui avaient donné le nom d’Arneilath, Premier-Né de l’Aurore, et il était le dernier melianossë rapporté des premières contrées des Elfes. Belfiriel et Nwerin pénétrèrent la grand-place où bien des Galador avaient disposé étals et présentoirs, d’où émanaient maintes saveurs auxquelles il leur tardait de goûter. Arneilath se tenait en son centre, son corps ceint de preux guerriers dévoués à sa croissance parfaite. Son feuillage miragineux était orné de nombreuses couleurs et ses fleurs rosâtres étaient les mères de tous les enrilavëlda de la région. Le sol en mosaïque de la grand-place était peint de carmin, d’orangé, d’or et d’améthyste, couvert ça et là d’une fine couche de neige écartée de manière régulière par les servants du palais. Belfiriel leva les yeux en direction de la demeure de la reine, le Quentil Durneliand, dont les hauts carreaux étaient assortis au sol de la grand-place. Arneilath était l’auguste figure de Teliwin, dont les formes colorées étaient peintes sur écus, portes et bannières.

– J’ai faim, lança Nwerin.
– Ton accointance avec la nourriture ne me surprends plus, rétorqua Belfiriel d’un air taquin.

Une voix familière se fit entendre non loin.

– Il s’agit assurément d’une surprise que de te trouver ici, une bonne surprise !

Belfiriel porta son regard au milieu de la foule, et remarqua un homme qui tentait non sans mal de se frayer un chemin parmi les allées et venues des habitants de Teliwin. L’homme était un Melynor venues des vertes terres de l’est. Son teint était rose et clair, et ses longs cheveux à l’allure cuivrée s’enroulaient dans le châle de ses épaisses robes grises. Il tenait avec noblesse le pommeau de son épée, dont le fourreau écarlate était constellé de feuilles dorées. Les Melynor étaient les cousins des Galador, plus habitués aux milieux tempérés.

– Mais que fais-tu en ces lieux ? s’enquit Nwerin alors qu’elle posait pied à terre et partait à sa rencontre.

Belfiriel imita sa suivante et sans un mot s’avança à son tour. Thuril serra Nwerin avec chaleur et lorsqu’il parla, l’on distingua les effets du froid sur son souffle.

– Madame, je vous présente Thuril, paladin de l’Orbe Dorée, ajouta Nwerin. Thuril, il s’agit de ma maîtresse et amie, Belfiriel du Flocon d’Argent.

Le Melynor salua Belfiriel d’une brève courbure.

– Celle qui sourit ? s’interrogea Thuril, visiblement connaisseur du parler Galadin. En effet, ton visage est doux, et je suis plus que ravi de te rencontrer.

Le paladin semblait par le tutoiement faire omission du rang social, mais Belfiriel ne lui en tint pas rigueur puisqu’il n’était pas soumis aux coutumes des Galador. Thuril s’écarta pour laisser place à un couple de Galador et se tourna de nouveau en direction de Nwerin.

– J’ai bien des nouvelles à donner, ajouta t-il en grelottant. Mais il me serait plus agréable d’échanger autour d’un repas chaud et, bien sûr, sans oreilles indiscrètes.

Le Melynor s’abreuva d’une nouvelle gorgée de sa boisson qui emplie son corps d’une chaleur nouvelle, et termina son récit :

– Et c’est de cette manière que ces esclavagistes ont été arrêtés.

Belfiriel et Nwerin applaudirent toutes deux les exploits de Thuril, ce qui ne le laissa guère indifférent. Ils avaient pris place dans une auberge afin de ne plus être le centre d’attention de la foule. Un barde aux doigts habiles jouait du luth et chantait les louanges de figures passées. L’endroit était coupé du vent au plus grand plaisir du Melynor. Il était un ami de Nwerin et si Belfiriel le connaissait depuis moins d’une heure, elle aimait son charme exotique autant que ses contes passionnés. Son statut de paladin l’intriguait autant qu’il lui plaisait, car il défendait les opprimés sans chercher de récompense quelle qu’en puisse être la forme. Eloignée des fenêtres, leur table était éclairée par quelques scintillantes lucioles, concentrées autour d’une lampe de chevet garnie d’une liqueur de fleur des montagnes censée les attirer.

– Tu sembles avoir surmonté maints dangers, remarqua Nwerin. Mais nous sommes curieuses de connaitre la raison de ta venue. Tu disais avoir des nouvelles ?

– C’est un fait. Si je ne peux nier que la perspective de te revoir m’enchante ce n’est pas la raison de ma présence en ce lieux..

Il prit un air grave et posa délicatement sa choppe.

– Je suis à Teliwin sur ordre de ma reine pour rencontrer la votre. Une ombre s’étend au nord, au-delà de toute terre connue et cultivée, par delà les océans, où nul n’a mit pied depuis des âges entiers. Et l’ombre a pris racine jusqu’au devant de nos demeures.

– Je suis au courant des anciennes légendes, intervint Belfiriel. Mais nous les avons vaincus. Nos ancêtres ont terrassé le mal et l’ont chassé du monde.

– Nombreux sont les Melynor à penser qu’il a pu se cacher et attendre son heure. Pour le moment, nous ignorons qui œuvre à notre encontre, mais une chose est sûre : à l’est, les vertes terres s’épuisent, et les forêts se meurent. Des maladies gagnent les cœurs des plus valeureux, que nous ne pouvons guérir.

Belfiriel eut à ses mots un mouvement de recul et s’enfonça d’avantage dans son siège.

– Je suis ici, reprit Thuril, pour quérir l’aide de votre peuple. Si les archipels de Melynith tombent, seules les montagnes entourant votre vallée vous protégeront des ténèbres.

Il était commun pour un Galador d’aimer son chez-soi sans porter regard sur la terre de son voisin, et Belfiriel était comme cela. Les mises en garde de Thuril ne la concernait en rien elle et son foyer, bien qu’elle fut attristée de la misère des Melynor. Thuril affronterait des ennemis lointains comme bon lui semblerait, et le temps que le mal mystérieux qui rongeait les murs de Melynith ne porte son regard sur la Vallée Cachée, elle serait prête à le terrasser par tous les moyens. Si jamais il venait un jour.

Tous trois échangèrent encore sur de nombreux sujets plus gais jusqu’au milieu de l’après-midi, avant que Thuril ne soit contraint de trouver un lieu où reposer jusqu’au lendemain. C’est Belfiriel qui trouva la solution :

– Viens donc au château de ma famille, je suis certaine que ma mère saura t’accueillir. Il est certes situé au dehors de la ville, mais il t’évitera bien des désagréments.

Thuril la fixa un moment, l’air songeur. Elle ne savait pas ce qu’il éprouvait à son égard, mais elle était certaine ne pas l’avoir vu sourire une fois au cours de leurs discussions.

– Je me dois de refuser, bien que votre proposition m’honore.

Avant que les deux Galador ne puissent rétorquer quoi que ce soit, Thuril ajouta sèchement :

– Je ne vous ai pas tout dit.

Il serait inconscient et surtout en ces temps, que de traverser plaines et forêts, monts et vallées, seul. Je suis venu avec un compagnon. Au départ, bien des conseillers de la reine Xaserya estimaient qu’il s’agissait d’épidémies naturelles qui affectaient aussi bien les plantes que nous-mêmes. Peut-être parce que les anciens récits nous sont aujourd’hui peu connus, ou parce que beaucoup se refusent à un retour de nos ennemis vaincus. Mais lorsque nous avons été embusqué dans la Terre des Ours, nous avons su que ce n’était pas une coïncidence. Je suis le seul à m’en être sorti.

– Vous avez été attaqué ? s’exclama Belfiriel un peu trop fort, alors que d’autres clients de l’auberge tournaient leurs têtes en direction de leur table.

Se reprenant, elle ajouta :

– Mais par qui ?
– Par quoi serait plus juste. Je n’ai pas vu clairement ce dont il s’agissait, mais ils étaient deux. Des créatures aux longs doigts dont le tranchant rivalisaient avec nos lames. Leurs hurlements graves traduisaient leur nature animale, mais je suis certain de les avoir entendu parler. En bref, vous comprendrez aisément pourquoi je ne peux quitter ces murs.
– Je comprends ta peur, affirma Nwerin en lui tenant les mains. Nous ferons tout pour te protéger et avertir notre souveraine.
– Ma peur ? Oui, peut-être. Mais vous ne comprenez pas. L’ennemi sait. Il a déjà envoyé ses agents traquer les messagers. Si ma reine n’a pas vent de cette information, si elle ne peut compter sur l’aide des Galador et si elle ne peut convaincre ses couards de conseillers d’agir, alors notre royaume est perdu. Il en va de mon devoir de tout faire pour m’entretenir avec votre souveraine sans délais ou alors ma peur deviendra bien vite celle de tous, leur confia t-il avec détermination.
– Tu dois aller voir la reine sans tarder, dit Belfiriel hâtivement.
– Je serai déjà à sa cour si je n’avais pas remarqué Nwerin, répondit le Melynor sur un ton plus doux.

D’après les échanges qu’ils avaient eu au cours du repas, Thuril avait rencontré Nwerin sur les blancs rivages d’Ard Meregel, alors qu’il escortait une compagnie marchande du Dragon Gris. Elle doutait qu’il s’était épris de sa suivante mais n’osait nullement leur demander pourquoi ils n’avaient point fini leurs jours ensemble. Le paladin reprit la parole en se levant de table :

– Il me tarde d’accomplir ma tâche.
– Laisse-nous t’accompagner jusqu’aux marches du palais, ajouta Belfiriel en tournant les yeux en direction du visage acquiesçant de Nwerin.

Thuril se fendit d’un sourire et rajusta son châle, puis sorti de l’auberge à leurs côtés. Ils remontèrent les ruelles pavées, admirant les devantures d’un alchimiste renommé et passant à proximité d’un établi de forgeron dont les flammes semblèrent raviver le Melynor quelques instants. Car les Galador donnaient vie à de nombreuses lames de fortune avec tout le savoir-faire qui était le leur. Thuril s’arrêta sans prévenir et concentra son attention sur les quelques parterres de fleurs ceignant l’entrée de quelques maisons. Il serra le pommeau de son épée et lorsque Belfiriel tourna son regard en direction des fleurs, elle s’aperçut que certaines étaient courbées, sans vigueur aucune. Le Melynor augmenta l’allure de ses pas, contraignant ses deux amies à le suivre.

– Qu’y a-t-il ? lui demanda Nwerin, devançant la question de Belfiriel.
– Ne dites rien et suivez-moi jusqu’au palais, répondit le Melynor, un voile d’inquiétude assombrissant son visage.

Quelques minutes à peine suffirent à ce que tous trois atteignent la grand-place, aussi pleine de vie qu’à l’accoutumée. L’on sentit dans l’air une odeur étrange et Thuril s’immobilisa au milieu de la foule. Belfiriel les remarqua enfin. Par quelconque talent de dissimulation, il leur semblait aisé de se mouvoir parmi les Elfes sans attirer l’attention. Ils étaient trois et portaient des robes à capuchon brunâtre qui recouvraient leurs corps et l’on eut simplement dit qu’ils étaient des Hommes mortels sans le sou aux guenilles trouées. Pourtant, il émanait d’eux une aura sinistre que Thuril sembla ressentir immédiatement.

– Gardes, arrêtez ces hommes ! somma t-il à l’encontre des paladins ceignant le tronc courbé d’Arneilath.

Ces derniers hésitèrent un instant, surpris qu’un étranger puisse leur donner un ordre et sans voir l’objet de son agitation, mais les hommes masqués réagirent aussitôt. Leurs robes volèrent au-dessus d’eux et la foule hurla de terreur à leur vue : ils avaient été humains autrefois peut-être, mais leur fourrure d’ébène et leurs membres busqués trahissaient leur nature animale. Leur visage se transforma en gueule et ils grandirent jusqu’à ce que leurs larges épaules ne toisent les coiffes des Galador. Deux d’entre eux se jetèrent sur les paladins qui brandirent leurs écus hâtivement. Le troisième, dont les yeux noirs paralysèrent Belfiriel, s’avança vers Thuril en ignorant les Elfes qui fuyaient de terreur. Le Melynor dégaina sa lame et prononça des mots à voix basse. Des étincelles jaillirent de sa garde et enroulèrent son épée lorsqu’il se jeta contre le monstre. Au loin, les paladins de la grand-place repoussaient vainement les assauts répétés des créatures, dont les puissantes frappes en lacérèrent plus d’un. Thuril roula sur le côté pour éviter qu’on lui arrache la moitié du corps et plongea son épée dans le buste de la créature. Un éclat de tonnerre résonna dans la grand-place alors que son adversaire s’effondrait. Nwerin s’obstrua les oreilles de douleur alors que Thuril se dirigeait à grands pas au secours des paladins, à l’ombre de l’Arbre. Ces derniers étaient venus à bout de l’un des monstres, mais furent bientôt vaincus par le dernier, animé par la rage. Certains semblaient sans vie et d’autres criaient de douleur. Thuril fendit l’air de son épée orageuse mais manqua son adversaire à la vivacité sans pareille. Le monstre le frappa en pleine poitrine, déchirant ses habits. Le coup porté fut si fort qu’il plaqua Thuril au sol. Sûr de sa victoire alors que le sang du Melynor se répandait à ses pieds, il hurla de sa voix gutturale :

– Meurs donc avec tes absurdes idéaux !

La créature fut aveuglée par une liqueur acide projetée à son visage déformé par le mal. Elle fulmina et donna un coup hasardeux autour d’elle, et Belfiriel se projeta en arrière, tombant au sol à son tour. Son courage laissa place à la peur et l’impuissance, car elle ne pouvait plus porter assistance au paladin, à présent à la merci du monstre.

– Je vais arracher ta peau, déclara le monstre envers Belfiriel, sa voix grave tremblante muant en un rire macabre teinté de folie.

Soudain, un craquement sourd se fit entendre et la créature s’immobilisa. A peine eut-elle le temps de regarder au dessus d’elle qu’une épaisse branche l’enserra. Arneilath, réveillé par l’odeur nauséabonde d’un mal affectant les racines-mêmes du monde, était en colère. Il écrasa son adversaire contre les pavés et lui brisa les os. La créature fut bientôt inanimée, tandis que l’Arbre rajustait ses branchages avec grâce.

– Faites quérir des guérisseurs, cria un des paladins encore debout.
– Tiens bon Thuril, lança Nwerin en s’emparant de bandages à sa ceinture de soie.

De son côté, Belfiriel se releva et observa le carnage. Nombre de paladins gisaient face contre terre, baignant dans leur sang, et Thuril gémissait de douleur. En s’approchant du monstre terrassé par Arneilath, elle remarqua que son sang aussi noir que l’obsidienne bouillonnait, comme s’il était doué de vie, ou comme s’il était chaud. Il était évident pour la jeune Belfiriel que le toucher n’était point la plus sage des idées.

– Je brûle de l’intérieur, gémit Thuril en s’efforçant de ne pas poser ses mains sur ses plaies. Un mal subtil parcours mon corps.

Nwerin usa de quelques herbes médicinales pour calmer la douleur de son ami, et raffermit la prise de ses bandages.

– Tu t’en sortiras. Ces bêtes sont des agents du mal. Ils sont un poison pour les Elfes, mais nous avons appris à résister à leur sorcellerie depuis fort longtemps.
– Ecarte-toi, citoyenne, lança une voix.

Nwerin se retourna et vit qui l’avait ainsi apostrophé. Un groupement de guérisseurs Teliwans, vêtus de robes blanches tombant jusque terre. Leur noblesse n’avait d’égal que leurs talents de guérison, et l’on disait d’eux qu’aucun maux ne surpassait leurs compétences.

– Je peux tout aussi bien le soigner, il est mon ami, affirma Nwerin.

Belfiriel tenta de s’interposer mais fut arrêtée par l’un des guérisseurs, qui prit fermement la parole.

– Votre ami, à moins qu’un maléfice n’ait trompé mes yeux, est un Melynor venu droit du Vert-Est.
– Il doit voire notre Reine au plus vite, car il est dépositaire d’un message de la plus haute importance !
– Peu nous importe. Nous veillerons à sa survie car les Melynor sont nos cousins et amis. Ensuite, il sera entre les mains de la Reine. Pour l’heure, nous l’emmenons avec nous.

Nwerin fut contrainte de laisser les guérisseurs emmener Thuril, qui avait perdu connaissance. Elle était certaine qu’ils ne lui feraient aucun mal, mais ne pouvait supporter d’être loin de lui en pareil instant. La grand-place fut bientôt envahie de soldats, chargés de ramasser les corps des paladins tombés, mais aussi ceux des créatures terrassées. Nwerin rejoignit Belfiriel et l’enserra de ses bras tremblants. L’émotion passée, la servante déclara :

– Les corps de ces monstres seront étudiés de près par les plus savants de notre peuple.

Belfiriel posa un instant ses yeux d’argent sur sa servante et répondit :

– J’aimerais savoir où cette attaque, située au coeur de notre cité, nous mènera. Si l’on en croit ton ami, ces monstres étaient les prémices d’une menace bien plus sombre.

Chapitre II – Le présent de Vidal

Ce jour, tous ne parlaient que de l’attaque de la grand-place. Nombre de Galador avaient foulé le sol de ses terres depuis le dernier incident de ce genre, survenu il y a plusieurs centaines d’années. La Reine Harfindel avait tenu un discours bref dans l’heure qui avait suivi, et par son éloquence avait apaisé nombre de ses sujets. Mais parce qu’ils étaient des Elfes à la grande intelligence, bien des Galador se demandaient comment, et par quel sortilège, des créatures impropres à la verte-vie avaient pu trouver et pénétrer la cité.

De leur côté, Nwerin et Belfiriel arpentaient les rues de Teliwin en plein après-midi. Pensives, elles avaient peu échangé après l’allocution de la Reine et laissaient leurs deux cerfs guider leurs pas jusqu’à leur destination.

– Son front était brûlant, déclara Nwerin.
– Tu penses à un poison ? suggéra Belfiriel. D’après les écrits de…
– Plus que cela, madame. Pas quelque concoction d’un habile assassin. On eût dit que ces créatures étaient le poison.

Belfiriel prit en pitié sa servante. Son affection pour Thuril était claire, mais il lui fallait rester forte. La Reine prendrait les mesures qui s’imposent et briseraient les ennemis des Elfes.

– Nous y sommes, annonça Belfiriel en s’arrêtant net au pied d’une enseigne. Tourne tes pensées vers l’instant présent et ne te tourmente plus au sujet de Thuril.
– Vous avez raison, répondit Nwerin. Lorsqu’il sera sur pied, je le verrai.

L’endroit qui intéressait Belfiriel prenait la forme d’une haute bâtisse encastrée entre deux autres bâtiments, le long d’une étroite rue serpentine située à l’ouest de la ville. La rue était pentue et jonchée d’escaliers, et l’on se rendait compte plus que nulle part ailleurs du dénivelé de la ville. Une enseigne de bois portait les inscriptions suivantes en langue elfique : l’Arbre et la Plume.

– Allons-y, dit Belfiriel en posant pied à terre, bientôt imité par sa suivante.

Passant une haute porte de bois, elles se retrouvèrent dans une vaste pièce à la forme sphérique, particulièrement haute de plafond. Bibliothèques et étagères exposaient nombre de produits de toutes origines, qu’il s’agisse de plantes ou de composants d’insectes et d’animaux sauvages. Certaines présentoirs étaient situés en hauteur, là où aucun Elfe ne pouvait aller. Un arbre avait pris racine sur le côté gauche de la pièce, non loin d’un large et long comptoir fait d’un bois robuste. Ses branchages recouvraient l’entièreté de la pièce et frottaient le plafond par endroits. Quant à son feuillage rosâtre, il n’y avait point de doute quant à sa nature d’enrilavelda. Au milieu de la pièce, un vieil homme usait d’un balais pour rendre son échoppe plus propice aux affaires.

– Vidal ? appela Belfiriel.
– Oh, je ne vous ai pas entendu entrer ! répondit-il en se retournant brusquement.

Souriant, Vidal était un vieil homme dont la nature plaisait à bien des Galador, qui lui avaient permis de terminer sa vie auprès d’eux. Nul ne connaissait son âge, mais l’on disait que les plus braves et bons des Hommes voyaient leur vie prolongée par la grâce des Elfes.

– Bienvenue, bienvenue, déclara le vieux Vidal, qui s’était empressé de poser son balais pour saisir avec douceur les mains de Belfiriel. J’ai ta commande, jeune demoiselle.

Souriant, Vidal était couvert de vétustes habits d’un vert amande. Sa longue barbe brune et grisâtre contrastait avec son crâne dégarni. En dépit de sa noble position, Belfiriel pardonnait aisément le tutoiement de ceux qu’elle chérissait, et elle aimait chez Vidal cet aspect expressif et jovial.

– Où ai-je bien pu poser ça ?
– As-tu eu vent de l’attaque de la grand-place ? le questionna Nwerin.
– Bien sûr, il y avait longtemps que pareille chose ne s’était pas produite. Ah, le voici !

Le vieux Vidal s’empara d’un petit sac et le tendit à Belfiriel.

– Je te remercie Vidal, déclara Nwerin en s’emparant du sac à la place de sa maîtresse.

Belfiriel porta son regard au milieu des étagères encombrées par bien des choses qu’elle ne pu identifier. Les amas de parchemins et de fioles donnaient à l’échoppe une allure de chantier. Soudainement, Vidal trembla et fut contraint de s’asseoir.

– Tu vas bien ? lui lança Belfiriel, inquiète de la santé du vieil homme.
– Je me fais vieux, se contenta de lui rétorquer Vidal.

La réponse paraissait évidente mais elle toucha Belfiriel. Il était de notoriété publique que tous ne possédaient pas la longévité des Elfes, et les Hommes vivaient une courte existance. La jeune Elfe s’était souvent demandé où leurs âmes pouvaient ainsi se rendre après le trépas du corps. Si sa question n’avait pas encore trouvé de réponse, elle espérait que Narwenya accueillerait à ses côtés celle du vieux Vidal.

– J’ai encore quelque chose pour toi, ma grande.

Le vieux Vidal se leva et siffla en direction de l’enrilavelda. Tendant le bras, il attendit qu’un étonnant oiseau quitte le confort de son feuillage coloré et ne s’y pose avec légèreté.

– Tu sais que Livy est très jeune, et bien qu’elle représente ma seule famille, je serai bienheureux qu’elle te revienne.

Les grands yeux noirs de Livy ne laissaient paraitre aucune appréhension ou quelque méfiance. Son plumage brun recouvrait un épais duvet blanc qui laissait présager de sa douceur au toucher.

– Je ne peux accepter, répondit Belfiriel troublée. Je sais que Livy est ton plus grand trésor.
– Belfiriel. Mes forces s’amenuise, et bien que je rende grâce aux Elfes pour la vie qu’ils m’ont offert, cette dernière n’est pas éternelle. Je le ressens dans mes vieux os.

De ce que savait Belfiriel, Livy était la seule chouette de la Vallée Cachée, car on trouvait ces oiseaux d’ordinaire bien plus au sud du Galamiriand, par-delà les monts, là où s’étendaient de vastes forêts de sombres feuillus.

– Alors je l’emmènerai au château, céda Belfiriel au grand soulagement du vieil homme.
– Merci, ma petite.

Livy tenait Belfiriel en bonne grâce car toutes deux se connaissaient depuis longtemps, et il était arrivé à la jeune Elfe d’échanger quelques caresses lors de visites ou de réceptions de commande. L’état du vieux Vidal peinait Nwerin et Belfiriel, bien qu’elles fussent heureuses de sa gaieté.

– Nous devons partir Vidal, mais je reviendrai te voir bientôt, affirma Belfiriel le sourire aux lèvres.
– Bonne route mesdames, répondit le vieux Vidal en parodiant une révérence.

Au-dehors de la boutique, Belfiriel songea de nouveau à leur mésaventure survenue sur la grand-place. La vie devait reprendre son cours, et la soirée à venir marquerait le début d’un grandiose printemps. L’heure n’était point aux douloureuses pensées. Livy ne quittait plus son bras et elle semblait déjà forte aise à ses côtés. Un dernier regard porté à l’Arbre et la Plume, dont l’enseigne était là amputé de la moitié de son nom, et il fut temps de rentrer au château.

Chapitre III – La nuit aux astres d’or

Le soleil s’était couché depuis quelques temps déjà pour faire place aux étoiles. Nombreux étaient les dignitaires venus des quatre coins du Galamiriand à profiter ce soir-là de l’hospitalité du château, et Luiv’ayel avait fort à faire pour satisfaire ses invités. Nwerin et Belfiriel avaient quant à elles choisi la quiétude du soir. Elles s’étaient installées au bord de la haute fenêtre de la chambre de Belfiriel, ceinte de fleurs grimpantes au pétales violacés qui brillaient dans la nuit.

– La montée des lampes ne devrait plus tarder, il faut nous dépêcher, déclara Nwerin.
– Je suis si impatiente, avoua Belfiriel.

C’était là bien peu dire, car la Célébration des Lunes-Joyaux comptait parmi les instants les plus précieux de Belfiriel. Les Elfes pensaient qu’à la création de ce monde, les Dieux sans Age avaient façonnés deux grandes lunes afin d’éclairer ses peuples dans les nuits les plus noires. Les Galador célébraient chaque année de leur calendrier le don de leur lumière, en leur offrant l’éclat de milliers de lampes célestes pour garantir leur perpétuelle lueur. Bien que cette pratique ait été délaissée par les nobles familles du grand val, Belfiriel célébrait avec joie cette tradition populaire en fabriquant sa propre lampe chaque année. L’incident survenu à Teliwin avait considérablement retardé les deux amies, mais elles étaient parvenues à rattraper le temps perdu.

– Il ne nous reste plus qu’à lui donner vie, affirma Belfiriel d’un regard émerveillé.
– Laissez-moi placer le cierge, madame, ajouta Nwerin.

La lampe était faite d’un papier très fin, conçue pour se désagréger dans les cieux grâce au cierge placé en son milieu. Livy les avait observé toute la soirée durant, autant amusée qu’intriguée par l’édification d’un tel ouvrage. Finalement, elle avait prit place sur le balcon sans un bruit.

– Madame, regardez Teliwin ! apostropha Nwerin.

Sans attendre, Belfiriel rejoignit son amie au devant de sa fenêtre et s’emparant de la lampe, puis prit place sur un des deux fauteuils placés là pour l’occasion. Du lointain, elles observèrent des centaines, puis des milliers de points brillants percer le noir de la nuit et monter jusqu’au ciel dans un tourbillon de lumière.

– Les lumières de Teliwin sont plus vives que jamais, remarqua Nwerin
– Narwenya doit être fière de ceux qui entretiennent la lumière de ses joyaux, ajouta Belfiriel alors qu’elle enflammait le cierge de sa lampe.

D’un geste gracile, elle la fit s’envoler.

– Vous saviez madame, que certains aux Gouffres de Thiloth pensent que ces lumières incarnent les âmes des Galador disparus rejoignant les étoiles ?
– Je n’en avais jamais entendu parler. Je n’ai eu l’occasion de m’y rendre qu’une seule fois pour accompagner mère. Je me souviens de ses champs de fleurs plus que de leurs croyances.
– Et qu’en pensez-vous ? demanda Nwerin.

Belfiriel inspira l’air frais de la nuit et perdit son regard dans les lumières de la célébration. Enfin, elle répondit :

– Si cette croyance des gens de Thiloth était vraie, elle ne me déplairait pas. Il y a bien des âmes dont j’aimerais m’assurer le paisible repos.

Nwerin savait à qui sa maîtresse faisait allusion et se contenta d’un sourire compatissant.

– C’est une soirée que je n’oublierai jamais, ajouta Belfiriel.
– Vous souvenez-vous de ce que disait votre mère sur la Célébration des Lunes-Joyaux ?
– Oui, répondit simplement la jeune Elfe en appelant jusqu’à elle sa nouvelle amie à plumes.

Livy rejoignit ses bras sans hésitation aucune, attestant d’une grande complicité en dépit de leur très récent rapprochement.

– La lumière de notre peuple est ce qui nous distinguent des êtres des ténèbres, commença t-elle.

– Elles est notre union. Elle est notre grandeur, termina Nwerin.

Finalement, les premières lampes disparurent haut dans les cieux, annonça la fin proche de la célébration. Belfiriel jura que les deux Lunes-Joyaux brillaient plus qu’à l’accoutumée, mais son esprit pouvait tout aussi bien lu jouer des tours.

– Viens, il est temps de rejoindre mère, dit-elle finalement. La nuit n’aura de fin que le lever du jour, et je ne crois pas que nos invités la finiront sans entendre une de mes compositions.

A ces mots, elle tourna son regard en direction de Nwerin, et ne douta pas un instant que Thuril occupait son esprit.

Chapitre IV – Sous l’Etoile de Nyanor

27ème jour du printemps.

Mêmes les plus grands de ce monde ne pouvaient échapper aux ténèbres. Ils en étaient même parfois les premiers touchés. La Reine Harfindel s’était entretenu avec le paladin Thuril des Melynor, et il avait été décidé que Luiv’ayel enquêterait sur ce mal insidieux qui trouvait ses racines au bord du monde. Deux semaines de voyage lui avait permis de découvrir d’anciens lieux maudits aux confins de l’océan glacial du nord, et son investigation s’était avérée précieuse en révélant leur ennemi caché. Toutefois, Luiv’ayel était rentrée malade.

– Mère, m’entendez-vous ? demanda une Belfiriel inquiète.

Pas un guérisseur n’était parvenu à trouver la nature de son mal, et elle avait convenu de rester à son château, loin des activités bruyantes de la ville. Depuis maintenant trois jours, la magicienne alitée semblait faible et même un Galador ressentait au toucher le froid de son corps. Des vases de fleurs blanches étaient disposés dans la pièce, que l’on appelait nyanor, qui signifiait tout de neige dans la langue des Elfes. Il était coutume d’entourer les victimes de maux maléfiques avec de telles fleurs, car elles apaisaient leurs corps et leurs esprit.

– Mère ? répéta Belfiriel d’une voix insistante.
– Je t’entends Bel, finit par répondre faiblement sa mère.

Il ne naquit point un Elfe qui n’entendit jamais les Lais de Nyanor, cette princesse du Vert-Est qui éveilla les fleurs les plus belles et douces de ce monde. Bien des royaumes elfiques avaient veillé à leur pousse parfaite au sein de leurs jardins ou dans les vertes collines entourant leurs cités. Belfiriel en avait déjà vu lors de ses très jeunes années, entourant les blanches prairies pentues de la pâle Thiloth, au milieu de cascades brillantes comme l’aurore plongeant dans de profondes crevasses. Le premier roi de Thiloth avait été le frère de Nyanor, aussi avait-il souhaité que ces fleurs illuminent les terres visibles depuis les hauteurs de son palais en mémoire de sa sœur adorée. Celles-ci étaient mortes. Car le mal qui rongeait la magicienne Luiv’ayel semblait contagieux et annonciateur de chaos, et parce qu’auparavant aucune nyanor n’avait succombé aux pouvoirs des ténèbres, les érudits du Galamiriand surent que leur ennemi caché était plus fort que jamais.

– Nous vivrons bientôt une ère de folie, tu dois rester forte, déclara la magicienne. Ce que j’ai vu là-bas… ne laisse aucun doute quant à sa nature.
– Mais je ne veux pas vous perdre, rétorqua Belfiriel les yeux emplis de larmes.
– Parfois, on ne peut choisir ce que l’on vit, c’est à nous de faire face.

Luiv’ayel posa sa main froide sur celles de Belfiriel et plongea son regard dans le sien.

– Je lutterai jusqu’au bout. L’Etoile de Nyanor veille sur les gens comme moi.

La Reine Nyanor fut la promise d’Eriandril, le Haut-Roi des Melynor qui fonda la cité de Tul-Melynith. Lors du premier âge des Elfes en ce monde, en plein cœur des guerres qui les opposèrent à de nombreux démons, la Sorcière Noire Amanëya, maîtresse des terres de Sombrefief, empoisonna la Reine Nyanor d’un mal insidieux. C’était un mal qui ne put être guéri par la magie des Elfes, et bien vite, le cœur et l’esprit de Nyanor se tordirent de douleur. Amanëya lui offrit la vie sauve, si elle acceptait de se soumettre au poison et de la rejoindre dans les royaumes de ténèbres. Mais la Reine refusa et choisit la mort pour préserver la pureté de son coeur. Ainsi, elle rejoignit les étoiles innocente et pure, lavée des souillures apportées en son corps. Sur sa tombe émergèrent des pousses de fleurs d’hiver, qu’Eriandril fit envoyer dans tous les royaumes elfiques. Et les Elfes n’eurent besoin que de ses fleurs pour comprendre ce qui s’était passé, car ils éprouvèrent à travers elles une grande amertume. Alors ils plantèrent ces fleurs partout dans leurs royaumes pour honorer sa mémoire et perdurer son souvenir, et ils leur donnèrent le nom de la dame qui par la terre les avait fait pousser.

– La Reine m’a fait quérir au palais, ce soir-même, confia Belfiriel. J’ai peur de ce qui va se produire.
– Bel… Depuis que je te connais, tu as toujours été une bénédiction pour ce château. Si je t’ai recueilli après la mort de tes parents et fais de toi mon héritière, ce n’était guère par charité ou par quelconque pitié. Je t’ai pris à mes côtés parce que tu avais de l’esprit. Ton courage et ton sourire impérissable m’étaient précieux. Je suis certaine que tu feras ton possible, et que tu réussiras la quête que tu entreprendras.

Luiv’ayel avait adopté la jeune Belfiriel douze années plus tôt, peu après la mort de ses véritables parents, tués par quelques coupe-jarrets alors qu’ils se rendaient dans les contrées du Vert-Est. Bien qu’elle n’ait jamais eu d’enfants au court de ses trois-mille ans d’existance, Luiv’ayel avait su délaisser un temps son devoir à la cour pour élever sa nouvelle fille, à qui il lui avait fallu un temps pour récupérer le sourire qui faisait son nom. Luiv’ayel soupira et d’une voix tremblante mais ferme, déclara :

– J’ai ouïe dire que la Reine convoquait ses plus loyaux sujets. Vas, ma fille, et fais honneur à ton foyer.
– Je trouverai un moyen de vous soigner, mère. J’en fais le serment.

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