Prologue – Bienheureuse est l’herbière
Grand Val des Neiges Eternelles, province du Galamiriand, vallée de Teliwin.
– J’ai rêvé que j’étais sur bien des mondes et que j’avais fuis l’étroitesse de cette vallée. Oh, non pas qu’elle m’indispose car j’aime ma maison. Mais dans mes songes, je me suis envolée jusqu’à l’autre bout des étoiles. De ce fait oui, ma nuit fut agréable.
Esquissant un sourire, Nwerin lui demanda :
– Souhaitez-vous déjeuner ? Vous pourrez me narrer plus en détail vos rêveries passées. Je nous ai cueilli à l’aurore des grappes de rissa dont vous raffolez tant.
– Merci, j’en prendrais sur la route, lui répondit Belfiriel d’une voix presque candide.
– La route ?
– J’aimerais me rendre à Teliwin ce matin, et que tu m’accompagnes.
Nwerin hésita un temps, puis répondit :
– Soit, je dois terminer quelques tâches ici au château et demander la permission à votre mère.
– Tu as pourtant permission de quitter le château quand bon te semble ?
– Au regard des festivités imminentes, je suis sommée d’apporter mon aide pour les préparatifs.
– J’irai lui parler, n’aies crainte. Je suis certaine que mère saura un temps se passer des services de ma plus précieuse amie.
– Merci madame, dit Nwerin alors qu’elle remettait en place brièvement les draps du lit.
L’instant suivant, elle lui tendit une paire de bijoux, qui consistaient en un groupement de trois anneaux assortis à ses yeux d’argent, et Belfiriel s’empressa d’en orner ses oreilles en forme de feuille.
Luiv’ayel sembla hésiter un instant, puis répondit directement à Nwerin :
– Bien sûr, vous ne serez jamais deux de trop pour profiter d’une si agréable matinée en ville. Viens, je vais te confier la liste des fournitures dont j’ai besoin pour les préparatifs.
– Je ne vous remercierai jamais assez pour votre grâce, souffla Nwerin en récupérant la liste que lui tendait Luiv’ayel
– Et moi pour tous les services rendus à notre famille.
Luiv’ayel avait offert à Nwerin un poste de fonctionnaire à Teliwin il y a bien des années, mais elle avait fait choix de rester auprès de Belfiriel.
– Nwerin, préparerons nos montures, s’exclama hâtivement Belfiriel, entraînant déjà son amie par le bras vers les écuries.
Luiv’ayel n’ajouta pas un mot et se contenta d’un large sourire bienveillant. Il émanait d’elle et de ses larges robes dorées une lumière apaisante, car elle était un des symboles de la grâce des Elfes. Parfois, Belfiriel imaginait par sa lumière la splendeur du premier royaume de tous les Elfes, que Luiv’ayel avait connu il y a longtemps.
Les premiers pas dans la neige provoquaient chez Belfiriel les mêmes frissons depuis des années. Le froid n’en était pas la cause car c’était là une sensation qui lui était inconnue, mais les sentiments que lui procuraient sa terre natale restaient inchangées. Elle affectionnait le craquèlement de la neige sous ses bottes de cuir, sentir ses pieds s’enfoncer sous sa candide et douce couche à la texture inimitable. La cour était grande, aussi leur fallut-il un moment avant d’arriver jusqu’aux écuries. Les Galador habitant le nord du Galamiriand n’usaient point de chevaux, car ces destriers pourtant si braves, n’étaient guère à l’aise en ces terres jonchées de crevasses et de vallons. Ceux de la Vallée Cachée de Teliwin s’étaient liés à la faune locale, laquelle comptait des cerfs à la grande intelligence.
– Bonjour Melvenir, murmura Belfiriel en approchant son visage des oreilles du cerf.
Melvenir possédait un court pelage grisâtre et répondait uniquement à Belfiriel. Quant à Manwil, il était l’ami et le confident de Nwerin. Leurs écuelles étaient partiellement remplies de plantes herbacées et de ramilles d’arbustes. Nwerin s’empara d’un sceau, avec lequel elle versa de l’eau dans l’abreuvoir.
– Cette eau est douce et pure, qu’elle étanche votre soif.
Les Elfes échangeaient de manière intime avec leur monture, souvent à leurs oreilles et sur un ton bas. Les cerfs comprenaient le Galadin et démontraient chaque jour leur vivacité d’esprit. Le parler vivifiant des Elfes avaient pour effet de les rendre plus endurants et combattifs.
– Manwil, je vois que tu as été te promener dans les cultures d’orge d’or, avança Nwerin sur un ton reproche en retirant graines et épillets de son brun pelage.
– Veux-tu bien me donner cette brosse, demanda Belfiriel en caressant les bois de Melvenir.
– Bien sûr madame, répondit sa suivante de manière résignée.
On ne pouvait blâmer de si nobles créatures de trouver plaisir à batifoler au milieu des champs où la meilleure nourriture poussait tout le long de l’année grâce aux cultures elfiques.
– Oh je t’en prie, ne me regarde pas comme ça, ajouta Nwerin en fixant les yeux noirs et profonds de Manwil.
Hâtives, elles achevèrent de seller leurs montures et quittèrent l’enceinte du château sous les yeux protecteurs des sentinelles. Bientôt, Belfiriel et Nwerin quittèrent l’étroitesse des monts et atteignirent l’orée des Amladwÿn, les Bois de l’Aurore dans la langue des Elfes. Ils étaient composés d’une variété d’arbre que l’on ne trouvait nulle part ailleurs en ce monde. Leur feuillage aussi rose que le ciel au matin jamais ne tombait, et les Elfes leur avaient donné le nom d’enrilavëlda, les feuilles sans âge. Les deux amies pénétrèrent les bois au moyen d’un petit sentier dont les pierres grisâtres étaient tantôt visibles, tantôt sous la neige. Les enrilavëlda étaient plus que des arbres puisqu’ils étaient nés des Elfes, qui leur avaient appris voilà bien plus longtemps l’art du parler elfique. Aussi était-il commun pour quelques Galador d’échanger auprès des arbres et d’accorder du temps à leur compagnie, fussent-ils moqués des êtres mortels qui ne voyaient là que les tirades de fous retranchés dans leurs forêts. Les Galador allaient sans crainte dans la Vallée Cachée de Teliwin, en partie grâce aux arbres qui cachaient les sentiers y conduisant à ceux qui leur voulaient du mal.
– Que comptez-vous faire une fois en ville madame ? demanda Nwerin.
– Je dois rendre visite au vieux Vidal. Il devrait avoir reçu mes fournitures.
– Si tel n’est pas le cas, nous pourrons au moins profiter de son sens de l’humour dont lui seul à le secret, ironisa Nwerin en offrant à sa maîtresse une grappe de rissa.
Certains Galador affirmaient que ces fruits étaient originaires du premier royaume des Elfes. Ces derniers avaient enseigné leur pousse aux Hommes des Contrées Grises, qui les avaient appelé raisin par méconnaissance et déformation de la langue elfique. Ceux de la vallée étaient rouges, presque violacés, mais il existait ailleurs des variétés aussi vertes que les plus belles forêts de l’est.
– Attends Nwerin, lança Belfiriel alors qu’elle descendait de sa monture. Ces melnarissa1 me seront bien utiles.
La jeune femme s’agenouilla au pied d’arbustes frémissant sous la neige et s’attela à la cueillette de baies à la robe brunâtre, dont le nectar était prisé des Elfes pour ses vertus curatives.
– Je remercie Narwenya, grande dame de l’Hiver, pour le don de ces fruits, murmura Belfiriel en se relevant.
– Ces champignons vous intéressent-ils, madame ?
Du haut de sa monture, Nwerin désigna un amas de taches rouges abrité du vent par la courbure d’un des arbres du bois. Belfiriel s’empressa de ramasser nombre d’entre eux, le regard empli d’une joie enfantine.
– Ceux-là sont très utiles contre les maladies de peau, affirma la jeune femme.
– Vous pourriez en tirer un bon prix à Teliwin, quelque alchimiste à l’esprit aventureux les vendrait aux caravanes près de la frontière.
– Je pensais plutôt élaborer ces remèdes moi-même en vérité.
Belfiriel n’était point éduquée aux arts de l’arc ou de l’épée, et n’avait jamais appris à chevaucher pour la guerre. Mais il était un talent qui lui seyait et que l’on appelait alchimie de manière commune. La jeune Galador était formée à concocter des breuvages de toutes sortes pour guérir bien des maux. Lorsque Belfiriel eut terminé sa récolte, elles reprirent leur route en direction de Teliwin. Toutes deux respirèrent les senteurs des bois et prêtèrent oreille aux bramements de leurs cerfs, qui échangèrent brièvement avec leurs congénères.
C’est en fin de matinée qu’elles atteignirent la cité de Teliwin, trônant au sommet d’une colline rocheuse. Sa pierre était liliale et pareille à l’argent, et ses flèches ornées d’or. A présent, Belfiriel entendait distinctement les doux chants des Galador qui résonnaient dans la vallée, accueillant la venue du printemps. De gargantuesques chutes d’eau venues des hauts-monts ceignaient les remparts de la ville, abreuvant étangs et lacs éparpillés dans le lointain, dont l’eau claire absorbait les éclats d’or et de feu du ciel matinal. Bien vite, Nwerin et Belfiriel se rapprochèrent de la cité, si haute qu’on eu dit qu’elle perçait les cieux de ses piques dorés.
1 melnarissa : fleur à bulbe doré et au coeur brunâtre – “soleil cuivré” en Galadin.
Chapitre I – La mégarde du paladin
L’entrée dans Teliwin se fit sans qu’elles fussent remarquées. Belfiriel était reconnue par beaucoup pour ses prouesses lyriques et médicinales, mais aussi pour le nom de sa famille dont elle ne portait alors aucune armoirie. Teliwin était une cité florissante et vivante, où les Galador allaient et venaient au sein de marchés, jardins et commerces. Les rues larges et pavées de pierres immaculées s’engouffraient entre des structures spiralées et criblés de carreaux cristallins aux couleurs nombreuses. Des arbres au feuillage cramoisi recouvraient les allées de leurs hauts branchages recroquevillées en une forme de salut solennel. Sous les pas de leurs montures craquaient la douce neige coiffant les toits et les rues serpentines, et maintes fleurs ceignaient colonnes et pilastres, illuminés par de subtiles et brillantes créatures aussi grandes que leurs doigts. Il s’agissait d’hétérocères aux ailettes brunâtres qui virevoltaient dans les airs et dans toute la ville avaient apporté la lumière dans la nuit. En dépit de leur noble nature, Belfiriel voyait en son peuple un côté simple et pittoresque. Les Galador vivaient de leurs terres florissantes depuis bien des millénaires et malgré l’hiver éternel de la région, ils avaient su donner vie à maints arbres fruitiers. Le fort attachement des Galador à ce qui pousse leur permis de s’entourer de bois et de forêts aux couleurs innombrables, qui même recouverts d’un manteau blanc, n’avaient guère à rougir des étendues verdoyantes du Vert-Est. Il leur était donc bien légitime de se cacher du tout-venant afin de préserver ce qu’ils aimaient et, si quelques étrangers se voyaient accorder le privilège de côtoyer les Elfes, les arbres se faisaient un plaisir de dissimuler aux troubles-paix les routes menant à leurs cités. La dite paix seyait fort bien aux Galador, qui vouaient leurs talents aux arts traditionnels qu’étaient le chant ou la musique, et l’on disait qu’ils composaient des lais et des poèmes si beaux qu’ils pouvaient arracher la tristesse aux cœurs des plus affligés. Ceux de Teliwin étaient les plus habiles pour se cacher du monde, et l’on racontait qu’on pouvait traverser le Galamiriand sans jamais trouver leur vallée cachée de quelque manière que ce soit, leurs lumières et leurs chants étant les seules preuves de leur existence. Les Teliwan étaient de ceux qui appréciaient leurs terres plus que tout autre, et la terre appréciait leurs bienfaits en retour. L’orgueil et la désinvolture faisaient partie intégrante de la réputation des Elfes, mais il était bien injuste de parler des Teliwan en ces termes, car ils étaient simples et joviaux envers ceux qui venaient en amis. Il eut été aisé pour bien des voyageurs de reconnaitre un Galador par sa robe laiteuse et sa chevelure aux couleurs de la neige, mais certains Teliwan de bonnes familles étaient parfois coiffés de toisons pareilles à l’argent héritées de leurs longues lignées. C’était le cas pour celle que l’on nommait de maintes manières Reine de Teliwin, et qui avait pris pour nom de Rivanessa Harfindel, dont le nom de famille signifiait Boucles d’Argent dans la langue des Elfes.
– Passons par la grand-place si tu veux bien, Nwerin.
– Je sais à quoi vous pensez, indiqua sa suivante. Il me tarde de l’admirer également.
L’endroit était sans contestation aucune le plus animé de la cité, et la raison tenait en ce que les Galador avaient fait poussé en son coeur. Il s’agissait d’un arbre plus vieux que tous les autres en cette région, et l’on disait de lui qu’il donnait espoir et vigueur à tous les Galador, même à ceux qui vivaient au-dehors de la Vallée Cachée. Les Galador lui avaient donné le nom d’Arneilath, Premier-Né de l’Aurore, et il était le dernier melianossë rapporté des premières contrées des Elfes. Belfiriel et Nwerin pénétrèrent la grand-place où bien des Galador avaient disposé étals et présentoirs, d’où émanaient maintes saveurs auxquelles il leur tardait de goûter. Arneilath se tenait en son centre, son corps ceint de preux guerriers dévoués à sa croissance parfaite. Son feuillage miragineux était orné de nombreuses couleurs et ses fleurs rosâtres étaient les mères de tous les enrilavëlda de la région. Le sol en mosaïque de la grand-place était peint de carmin, d’orangé, d’or et d’améthyste, couvert ça et là d’une fine couche de neige écartée de manière régulière par les servants du palais. Belfiriel leva les yeux en direction de la demeure de la reine, le Quentil Durneliand, dont les hauts carreaux étaient assortis au sol de la grand-place. Arneilath était l’auguste figure de Teliwin, dont les formes colorées étaient peintes sur écus, portes et bannières.
– J’ai faim, lança Nwerin.
– Ton accointance avec la nourriture ne me surprends plus, rétorqua Belfiriel d’un air taquin.
Une voix familière se fit entendre non loin.
– Il s’agit assurément d’une surprise que de te trouver ici, une bonne surprise !
Belfiriel porta son regard au milieu de la foule, et remarqua un homme qui tentait non sans mal de se frayer un chemin parmi les allées et venues des habitants de Teliwin. L’homme était un Melynor venues des vertes terres de l’est. Son teint était rose et clair, et ses longs cheveux à l’allure cuivrée s’enroulaient dans le châle de ses épaisses robes grises. Il tenait avec noblesse le pommeau de son épée, dont le fourreau écarlate était constellé de feuilles dorées. Les Melynor étaient les cousins des Galador, plus habitués aux milieux tempérés.
– Mais que fais-tu en ces lieux ? s’enquit Nwerin alors qu’elle posait pied à terre et partait à sa rencontre.
Belfiriel imita sa suivante et sans un mot s’avança à son tour. Thuril serra Nwerin avec chaleur et lorsqu’il parla, l’on distingua les effets du froid sur son souffle.
– Madame, je vous présente Thuril, paladin de l’Orbe Dorée, ajouta Nwerin. Thuril, il s’agit de ma maîtresse et amie, Belfiriel du Flocon d’Argent.
Le Melynor salua Belfiriel d’une brève courbure.
– Celle qui sourit ? s’interrogea Thuril, visiblement connaisseur du parler Galadin. En effet, ton visage est doux, et je suis plus que ravi de te rencontrer.
Le paladin semblait par le tutoiement faire omission du rang social, mais Belfiriel ne lui en tint pas rigueur puisqu’il n’était pas soumis aux coutumes des Galador. Thuril s’écarta pour laisser place à un couple de Galador et se tourna de nouveau en direction de Nwerin.
– J’ai bien des nouvelles à donner, ajouta t-il en grelottant. Mais il me serait plus agréable d’échanger autour d’un repas chaud et, bien sûr, sans oreilles indiscrètes.
∼
Le Melynor s’abreuva d’une nouvelle gorgée de sa boisson qui emplie son corps d’une chaleur nouvelle, et termina son récit :
– Et c’est de cette manière que ces esclavagistes ont été arrêtés.
Belfiriel et Nwerin applaudirent toutes deux les exploits de Thuril, ce qui ne le laissa guère indifférent. Ils avaient pris place dans une auberge afin de ne plus être le centre d’attention de la foule. Un barde aux doigts habiles jouait du luth et chantait les louanges de figures passées. L’endroit était coupé du vent au plus grand plaisir du Melynor. Il était un ami de Nwerin et si Belfiriel le connaissait depuis moins d’une heure, elle aimait son charme exotique autant que ses contes passionnés. Son statut de paladin l’intriguait autant qu’il lui plaisait, car il défendait les opprimés sans chercher de récompense quelle qu’en puisse être la forme. Eloignée des fenêtres, leur table était éclairée par quelques scintillantes lucioles, attirées par une liqueur de fleur des montagnes garnissant une lampe de chevet.
– Tu sembles avoir surmonté maints dangers, remarqua Nwerin. Mais nous sommes curieuses de connaitre la raison de ta venue. Tu disais avoir des nouvelles ?
– C’est un fait. Si je ne peux nier que la perspective de te revoir m’enchante ce n’est pas la raison de ma présence en ce lieux..
D’après les échanges qu’ils avaient eu au cours du repas, Thuril avait rencontré Nwerin sur les blancs rivages d’Ard Meregel, alors qu’il escortait une compagnie marchande du Dragon Gris. Elle doutait qu’il s’était épris de sa suivante mais n’osait nullement leur demander pourquoi ils n’avaient point fini leurs jours ensemble. Thuril prit un air grave et posa délicatement sa choppe.
– Je suis à Teliwin sur ordre de ma reine pour rencontrer la vôtre. Une ombre s’étend au nord, au-delà de toute terre connue et cultivée, par delà les océans, où nul n’a mit pied depuis des âges entiers. Et l’ombre a pris racine jusqu’au devant de nos demeures.
– Je suis au courant des anciennes légendes, intervint Belfiriel. Mais nous les avons vaincus. Nos ancêtres ont terrassé le mal et l’ont chassé du monde.
– Nombreux sont les Melynor à penser qu’il a pu se cacher et attendre son heure. Pour le moment, nous ignorons qui œuvre à notre encontre, mais une chose est sûre : à l’est, les vertes terres s’épuisent, et les forêts se meurent. Des maladies gagnent les cœurs des plus valeureux, que nous ne pouvons guérir.
Belfiriel eut à ses mots un mouvement de recul et s’enfonça d’avantage dans son siège.
– Je suis ici, reprit Thuril, pour quérir l’aide de votre peuple. Si les archipels de Melynith tombent, seules les montagnes entourant votre vallée vous protégeront des ténèbres.
Il était commun pour un Galador d’aimer son chez-soi sans porter regard sur la terre de son voisin. Les mises en garde de Thuril ne la concernait en rien elle et son foyer, bien qu’elle fut attristée de la misère des Melynor. Thuril affronterait des ennemis lointains comme bon lui semblerait, et le temps que le mal mystérieux qui rongeait les murs de Melynith ne porte son regard sur la Vallée Cachée, elle serait prête à le terrasser par tous les moyens. Si jamais il venait un jour.
Tous trois échangèrent encore sur de nombreux sujets plus gais jusqu’au milieu de l’après-midi, avant que Thuril ne soit contraint de trouver un lieu où se reposer jusqu’au lendemain. C’est Belfiriel qui trouva la solution :
– Viens donc au château de ma famille, je suis certaine que ma mère saura t’accueillir. Il est certes situé au dehors de la ville, mais il t’évitera bien des désagréments.
Thuril la fixa un moment, l’air songeur. Elle ne savait pas ce qu’il éprouvait à son égard, mais elle était certaine ne pas l’avoir vu sourire une fois au cours de leurs discussions.
– Je me dois de refuser, bien que votre proposition m’honore.
Avant que les deux Galador ne puissent rétorquer quoi que ce soit, Thuril ajouta sèchement :
– Je ne vous ai pas tout dit. Il serait inconscient et surtout en ces temps, que de traverser seul plaines et forêts, monts et vallées. Je suis venu avec un compagnon. Au départ, bien des conseillers de la reine Xaserya estimaient qu’il s’agissait d’épidémies naturelles qui affectaient aussi bien les plantes que nous-mêmes. Peut-être parce que les anciens récits nous sont aujourd’hui peu connus, ou parce que beaucoup se refusent à un retour de nos ennemis vaincus. Mais lorsque nous avons été embusqué dans la Terre des Ours, nous avons su que ce n’était pas une coïncidence. Je suis le seul à m’en être sorti.
– Vous avez été attaqué ? s’exclama Belfiriel un peu trop fort, alors que d’autres clients de l’auberge tournaient leurs têtes en direction de leur table.
Se reprenant, elle ajouta :
– Mais par qui ?
– Par quoi serait plus juste. Je n’ai pas vu clairement ce dont il s’agissait, mais ils étaient deux. Des créatures aux longs doigts dont le tranchant rivalisaient avec nos lames. Leurs hurlements graves traduisaient leur nature animale, mais je suis certain de les avoir entendu parler. En bref, vous comprendrez aisément pourquoi je ne peux quitter ces murs.
– Je comprends ta peur, affirma Nwerin en lui tenant les mains. Nous ferons tout pour te protéger et avertir notre souveraine.
– Ma peur ? Oui, peut-être. Mais vous ne comprenez pas. L’ennemi sait. Il a déjà envoyé ses agents traquer les messagers. Si ma reine n’a pas vent de cette information, si elle ne peut compter sur l’aide des Galador et si elle ne peut convaincre ses couards de conseillers d’agir, alors notre royaume est perdu. Il en va de mon devoir de tout faire pour m’entretenir avec votre souveraine sans délais ou alors ma peur deviendra bien vite celle de tous, leur confia t-il avec détermination.
– Tu dois aller voir la reine sans tarder, dit Belfiriel hâtivement.
– Je serai déjà à sa cour si je n’avais pas remarqué Nwerin, répondit le Melynor sur un ton plus doux. Il me tarde d’accomplir ma tâche.
– Laisse-nous t’accompagner jusqu’aux marches du palais, ajouta Belfiriel en tournant les yeux en direction du visage acquiesçant de Nwerin.
Thuril se fendit d’un sourire et rajusta son châle, puis sorti de l’auberge à leurs côtés. Ils remontèrent les ruelles pavées, admirant les devantures d’un alchimiste renommé et passant à proximité d’un établi de forgeron dont les flammes semblèrent raviver le Melynor quelques instants. Car les Galador donnaient vie à de nombreuses lames de fortune avec tout le savoir-faire qui était le leur. Thuril s’arrêta sans prévenir et concentra son attention sur les quelques parterres de fleurs ceignant l’entrée de quelques maisons. Il serra le pommeau de son épée et lorsque Belfiriel tourna son regard en direction des fleurs, elle s’aperçut que certaines étaient courbées, sans vigueur aucune. Le Melynor augmenta l’allure de ses pas, contraignant ses deux amies à le suivre.
– Qu’y a-t-il ? lui demanda Nwerin, devançant la question de Belfiriel.
– Ne dites rien et suivez-moi jusqu’au palais, répondit le Melynor, un voile d’inquiétude assombrissant son visage.
Quelques minutes à peine suffirent à ce que tous trois atteignent la grand-place, aussi pleine de vie qu’à l’accoutumée. L’on sentit dans l’air une odeur étrange et Thuril s’immobilisa au milieu de la foule. Belfiriel les remarqua enfin. Par quelconque talent de dissimulation, il leur semblait aisé de se mouvoir parmi les Elfes sans attirer l’attention. Ils étaient trois et portaient des robes à capuchon brunâtre qui recouvraient leurs corps et l’on eut simplement dit qu’ils étaient des Hommes mortels sans le sou aux guenilles trouées. Pourtant, il émanait d’eux une aura sinistre que Thuril sembla ressentir immédiatement.
– Gardes, arrêtez ces hommes ! somma t-il à l’encontre des paladins ceignant le tronc courbé d’Arneilath.
Ces derniers hésitèrent un instant, surpris qu’un étranger puisse leur donner un ordre et sans voir l’objet de son agitation, mais les hommes masqués réagirent aussitôt. Leurs robes volèrent au-dessus d’eux et la foule hurla de terreur à leur vue : ils avaient été humains autrefois peut-être, mais leur fourrure d’ébène et leurs membres busqués trahissaient leur nature animale. Leur visage se transforma en gueule et ils grandirent jusqu’à ce que leurs larges épaules ne toisent les coiffes des Galador. Deux d’entre eux se jetèrent sur les paladins qui brandirent leurs écus hâtivement. Le troisième, dont les yeux noirs paralysèrent Belfiriel, s’avança vers Thuril en ignorant les Elfes qui fuyaient de terreur. Le Melynor dégaina sa lame et prononça des mots à voix basse. Des étincelles jaillirent de sa garde et enroulèrent son épée lorsqu’il se jeta contre le monstre. Au loin, les paladins de la grand-place repoussaient vainement les assauts répétés des créatures, dont les puissantes frappes en lacérèrent plus d’un. Thuril roula sur le côté pour éviter qu’on lui arrache la moitié du corps et plongea son épée dans le buste de la créature. Un éclat de tonnerre résonna dans la grand-place alors que son adversaire s’effondrait. Nwerin s’obstrua les oreilles de douleur alors que Thuril se dirigeait à grands pas au secours des paladins, à l’ombre de l’Arbre. Ces derniers étaient venus à bout de l’un des monstres, mais furent bientôt vaincus par le dernier, animé par la rage. Certains semblaient sans vie et d’autres criaient de douleur. Thuril fendit l’air de son épée orageuse mais manqua son adversaire à la vivacité sans pareille. Le monstre le frappa en pleine poitrine, déchirant ses habits. Le coup porté fut si fort qu’il plaqua Thuril au sol. Sûr de sa victoire alors que le sang du Melynor se répandait à ses pieds, il hurla de sa voix gutturale :
– Meurs, bâtard !
La créature fut aveuglée par une liqueur acide projetée à son visage déformé par le mal. Elle fulmina et donna un coup hasardeux autour d’elle, et Belfiriel se projeta en arrière, tombant au sol à son tour. Son courage laissa place à la peur et l’impuissance, car elle ne pouvait plus porter assistance au paladin, à présent à la merci du monstre.
– Je vais arracher ta peau, déclara le monstre envers Belfiriel, sa voix grave tremblante muant en un rire macabre teinté de folie.
Soudain, un craquement sourd se fit entendre et la créature s’immobilisa. A peine eut-elle le temps de regarder au dessus d’elle qu’une épaisse branche l’enserra. Arneilath, réveillé par l’odeur nauséabonde d’un mal affectant les racines-mêmes du monde, était en colère. Il écrasa son adversaire contre les pavés et lui brisa les os. La créature fut bientôt inanimée, tandis que l’Arbre rajustait ses branchages avec grâce.
– Faites quérir des guérisseurs, cria un des paladins encore debout.
– Tiens bon Thuril, lança Nwerin en s’emparant de bandages à sa ceinture de soie.
De son côté, Belfiriel se releva et observa le carnage. Nombre de paladins gisaient face contre terre, baignant dans leur sang, et Thuril gémissait de douleur. En s’approchant du monstre terrassé par Arneilath, elle remarqua que son sang aussi noir que l’obsidienne bouillonnait, comme s’il était doué de vie, ou comme s’il était chaud. Il était évident pour la jeune Belfiriel que le toucher n’était point la plus sage des idées.
– Je brûle ! gémit Thuril en s’efforçant de ne pas poser ses mains sur ses plaies.
Nwerin usa de quelques herbes médicinales pour calmer la douleur de son ami, et raffermit la prise de ses bandages.
– Tu t’en sortiras. Ces bêtes sont des agents du mal. Ils sont un poison pour les Elfes, mais nous avons appris à résister à leur sorcellerie depuis fort longtemps.
– Ecarte-toi, lança une voix.
Nwerin se retourna et vit qui l’avait ainsi apostrophé. Un groupement de guérisseurs Teliwans, vêtus de robes blanches tombant jusque terre. Leur noblesse n’avait d’égal que leurs talents de guérison, et l’on disait d’eux qu’aucun maléfice ne surpassait leurs compétences.
– Je peux tout aussi bien le soigner, il est mon ami, affirma Nwerin.
Belfiriel tenta de s’interposer mais fut arrêtée par l’un des guérisseurs, qui prit fermement la parole.
– Votre ami, à moins qu’un maléfice n’ait trompé mes yeux, est un Melynor venu droit du Vert-Est.
– Il doit voir notre Reine au plus vite, car il est dépositaire d’un message de la plus haute importance !
– Peu nous importe. Nous veillerons à sa survie car les Melynor sont nos cousins et amis. Ensuite, il sera entre les mains de la Reine. Pour l’heure, nous l’emmenons avec nous.
Nwerin fut contrainte de laisser les guérisseurs emmener Thuril, qui avait perdu connaissance. Elle était certaine qu’ils ne lui feraient aucun mal, mais ne pouvait supporter d’être loin de lui en pareil instant. La grand-place fut bientôt envahie de soldats, qui eurent fort à faire pour calmer la foule agitée à la vue des créatures et s’occuper des paladins tombés au champ d’honneur.
Nwerin rejoignit Belfiriel et l’enserra de ses bras tremblants. L’émotion passée, la servante déclara :
– Les corps de ces monstres seront étudiés de près par les plus savants de notre peuple.
Belfiriel posa un instant ses yeux d’argent sur sa servante et répondit :
– Mais qu’étaient-ils ? Pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur de mourir. Et Thuril nous a fait comprendre qu’ils n’étaient que les prémices d’une menace bien plus grande ? Je crois Nwerin, que la mort va s’abattre sur notre vallée.
Chapitre II – Le présent de Vidal
Ce jour, tous ne parlaient que de l’attaque de la grand-place. Nombre de Galador avaient foulé le sol de ses terres depuis le dernier incident de ce genre, survenu il y a plusieurs centaines d’années. La Reine Harfindel avait tenu un discours bref dans l’heure qui avait suivi, et par son éloquence avait apaisé nombre de ses sujets. Mais parce qu’ils étaient des Elfes à la grande intelligence, bien des Galador se demandaient comment, et par quel sortilège, des créatures impropres à la verte-vie avaient pu trouver et pénétrer la cité.
De leur côté, Nwerin et Belfiriel arpentaient les rues de Teliwin en plein après-midi. Pensives, elles avaient peu échangé après l’allocution de la Reine et laissaient leurs deux cerfs guider leurs pas jusqu’à leur destination.
– Son front était brûlant, déclara Nwerin.
– Tu penses à un poison ? suggéra Belfiriel. D’après les écrits de…
– Plus que cela, madame. Pas quelque concoction d’un habile assassin. On eût dit que ces créatures étaient le poison.
Belfiriel prit en pitié sa servante. Son affection pour Thuril était claire, mais il lui fallait rester forte. La Reine prendrait les mesures qui s’imposent et briseraient les ennemis des Elfes.
– Nous y sommes, annonça Belfiriel en s’arrêtant net au pied d’une enseigne. Tourne tes pensées vers l’instant présent et ne te tourmente plus au sujet de Thuril.
– Vous avez raison, répondit Nwerin. Lorsqu’il sera sur pied, je le verrai.
L’endroit qui intéressait Belfiriel prenait la forme d’une haute bâtisse encastrée entre deux autres bâtiments, le long d’une étroite rue serpentine située à l’ouest de la ville. La rue était pentue et jonchée d’escaliers, et l’on se rendait compte plus que nulle part ailleurs du dénivelé de la ville. Une enseigne de bois portait les inscriptions suivantes en langue elfique : l’Arbre et la Plume.
– Allons-y, dit Belfiriel en posant pied à terre, bientôt imité par sa suivante.
Passant une haute porte de bois, elles se retrouvèrent dans une vaste pièce à la forme sphérique, particulièrement haute de plafond. Bibliothèques et étagères exposaient nombre de produits de toutes origines, qu’il s’agisse de plantes ou de composants d’insectes et d’animaux sauvages. Certaines présentoirs étaient situés en hauteur, là où aucun Elfe ne pouvait aller. Un arbre avait pris racine sur le côté gauche de la pièce, non loin d’un large et long comptoir fait d’un bois robuste. Ses branchages recouvraient l’entièreté de la pièce et frottaient le plafond par endroits. Quant à son feuillage rosâtre, il n’y avait point de doute quant à sa nature d’enrilavelda. Au milieu de la pièce, un vieil homme usait d’un balais pour rendre son échoppe plus propice aux affaires.
– Vidal ? appela Belfiriel.
– Oh, je ne vous ai pas entendu entrer ! répondit-il en se retournant brusquement.
Souriant, Vidal était un vieil homme dont la nature plaisait à bien des Galador, qui lui avaient permis de terminer sa vie auprès d’eux.
– Bienvenue, bienvenue, déclara le vieux Vidal, qui s’était empressé de poser son balais pour saisir avec douceur les mains de Belfiriel. J’ai ta commande, jeune demoiselle.
Souriant, Vidal était couvert de vétustes habits d’un vert amande. Sa longue barbe brune et grisâtre contrastait avec son crâne dégarni. En dépit de sa noble position, Belfiriel pardonnait aisément le tutoiement de ceux qu’elle chérissait, et elle aimait chez Vidal cet aspect expressif et jovial.
– Où ai-je bien pu poser ça ?
– As-tu eu vent de l’attaque de la grand-place ? le questionna Nwerin.
– Bien sûr, il y avait longtemps que pareille chose ne s’était pas produite, mon grand-père n’était même pas né à l’époque. Ah, le voici !
Le vieux Vidal s’empara d’un petit sac et le tendit à Belfiriel.
– Je te remercie Vidal, déclara Nwerin en s’emparant du sac à la place de sa maîtresse.
Belfiriel porta son regard au milieu des étagères encombrées par bien des choses qu’elle ne pu identifier. Les amas de parchemins et de fioles donnaient à l’échoppe une allure de chantier. Soudainement, Vidal trembla et fut contraint de s’asseoir.
– Tu vas bien ? lui lança Belfiriel, inquiète de la santé du vieil homme.
– Je me fais vieux, se contenta de lui rétorquer Vidal.
La réponse paraissait évidente mais elle toucha Belfiriel. Il était de notoriété publique que tous ne possédaient pas la longévité des Elfes, et les Hommes vivaient une courte existence. La jeune Elfe s’était souvent demandé où leurs âmes pouvaient ainsi se rendre après le trépas du corps. Si sa question n’avait pas encore trouvé de réponse, elle espérait que Narwenya accueillerait à ses côtés celle du vieux Vidal.
– J’ai encore quelque chose pour toi ma grande.
Le vieux Vidal se leva et siffla en direction de l’enrilavelda. Tendant le bras, il attendit qu’un étonnant oiseau quitte le confort de son feuillage coloré et ne s’y pose avec légèreté.
– Tu sais que Livy est très jeune, et bien qu’elle représente ma seule famille, je serai bienheureux qu’elle te revienne.
Les grands yeux noirs de Livy ne laissaient paraitre aucune appréhension ou quelque méfiance. Son plumage brun recouvrait un épais duvet blanc qui laissait présager de sa douceur au toucher.
– Je ne peux accepter, répondit Belfiriel troublée. Je sais que Livy est ton plus grand trésor.
– Belfiriel. Mes forces s’amenuise, et bien que je rende grâce aux Elfes pour la vie qu’ils m’ont offert, cette dernière n’est pas éternelle. Je le ressens dans mes vieux os.
De ce que savait Belfiriel, Livy était la seule chouette de la Vallée Cachée, car on trouvait ces oiseaux d’ordinaire bien plus au sud du Galamiriand, par-delà les monts, là où s’étendaient de vastes forêts de sombres feuillus.
– Alors je l’emmènerai au château, céda Belfiriel au grand soulagement du vieil homme.
– Merci, ma petite.
Livy tenait Belfiriel en bonne grâce car toutes deux se connaissaient depuis longtemps, et il était arrivé à la jeune Elfe d’échanger quelques caresses lors de visites ou de réceptions de commande. L’état du vieux Vidal peinait Nwerin et Belfiriel, bien qu’elles fussent heureuses de sa gaieté.
– Nous devons partir Vidal, mais je reviendrai te voir bientôt, affirma Belfiriel le sourire aux lèvres.
– Bonne route mesdames, répondit le vieux Vidal en parodiant une révérence.
Au-dehors de la boutique, Belfiriel songea de nouveau à leur mésaventure survenue sur la grand-place. La vie devait reprendre son cours, et la soirée à venir marquerait le début d’un grandiose printemps. L’heure n’était point aux douloureuses pensées. Livy ne quittait plus son bras et elle semblait déjà forte aise à ses côtés. Un dernier regard porté à l’Arbre et la Plume, dont l’enseigne était là amputé de la moitié de son nom, et il fut temps de rentrer au château.
Chapitre III – La nuit aux astres d’or
Le soleil s’était couché depuis quelques temps déjà pour faire place aux étoiles. Nombreux étaient les dignitaires venus des quatre coins du Galamiriand à profiter ce soir-là de l’hospitalité du château, et Luiv’ayel avait fort à faire pour satisfaire ses invités. Nwerin et Belfiriel avaient quant à elles choisi la quiétude du soir. Elles s’étaient installées au bord de la haute fenêtre de la chambre de Belfiriel, ceinte de fleurs grimpantes au pétales violacés qui brillaient dans la nuit.
– La montée des lampes ne devrait plus tarder, il faut nous dépêcher, déclara Nwerin.
– Je suis si impatiente, avoua Belfiriel.
C’était là bien peu dire, car la Célébration des Lunes-Joyaux comptait parmi les instants les plus précieux de Belfiriel. Les Elfes pensaient qu’à la création de ce monde, les Dieux sans Age avaient façonnés deux grandes lunes afin d’éclairer ses peuples dans les nuits les plus noires. Les Galador célébraient chaque année de leur calendrier le don de leur lumière, en leur offrant l’éclat de milliers de lampes célestes pour garantir leur perpétuelle lueur. Bien que cette pratique ait été délaissée par les nobles familles du grand val, Belfiriel célébrait avec joie cette tradition populaire en fabriquant sa propre lampe chaque année. L’incident survenu à Teliwin avait considérablement retardé les deux amies, mais elles étaient parvenues à rattraper le temps perdu.
– Il ne nous reste plus qu’à lui donner vie, affirma Belfiriel d’un regard émerveillé.
– Laissez-moi placer le cierge, madame, ajouta Nwerin.
La lampe était faite d’un papier très fin, conçue pour se désagréger dans les cieux grâce au cierge placé en son milieu. Livy les avait observé toute la soirée durant, autant amusée qu’intriguée par l’édification d’un tel ouvrage. Finalement, elle avait prit place sur le balcon sans un bruit.
– Madame, regardez Teliwin ! apostropha Nwerin.
Sans attendre, Belfiriel rejoignit son amie au devant de sa fenêtre et s’emparant de la lampe, puis prit place sur un des deux fauteuils placés là pour l’occasion. Du lointain, elles observèrent des centaines, puis des milliers de points brillants percer le noir de la nuit et monter jusqu’au ciel dans un tourbillon de lumière.
– Les lumières de Teliwin sont plus vives que jamais, remarqua Nwerin
– Narwenya doit être fière de ceux qui entretiennent la lumière de ses joyaux, ajouta Belfiriel alors qu’elle enflammait le cierge de sa lampe.
D’un geste gracile, elle la fit s’envoler.
– Vous saviez madame, que certains aux Gouffres de Thiloth pensent que ces lumières incarnent les âmes des Galador disparus rejoignant les étoiles ?
– Je n’en avais jamais entendu parler. Je n’ai eu l’occasion de m’y rendre qu’une seule fois pour accompagner mère. Je me souviens de ses champs de fleurs plus que de leurs croyances.
– Et qu’en pensez-vous ? demanda Nwerin.
Belfiriel inspira l’air frais de la nuit et perdit son regard dans les lumières de la célébration. Enfin, elle répondit :
– Si cette croyance des gens de Thiloth était vraie, elle ne me déplairait pas. Il y a bien des âmes dont j’aimerais m’assurer le paisible repos.
Nwerin savait à qui sa maîtresse faisait allusion et se contenta d’un sourire compatissant.
– C’est une soirée que je n’oublierai jamais, ajouta Belfiriel.
– Vous souvenez-vous de ce que disait votre mère sur la Célébration des Lunes-Joyaux ?
– Oui, répondit simplement la jeune Elfe en appelant jusqu’à elle sa nouvelle amie à plumes.
Livy rejoignit ses bras sans hésitation aucune, attestant d’une grande complicité en dépit de leur très récent rapprochement.
– La lumière de notre peuple est ce qui nous distinguent des êtres des ténèbres, commença t-elle.
– Elles est notre union. Elle est notre grandeur, termina Nwerin.
Finalement, les premières lampes disparurent haut dans les cieux, annonça la fin proche de la célébration. Belfiriel jura que les deux Lunes-Joyaux brillaient plus qu’à l’accoutumée, mais son esprit pouvait tout aussi bien lu jouer des tours.
– Viens, il est temps de rejoindre mère, dit-elle finalement. La nuit n’aura de fin que le lever du jour, et je ne crois pas que nos invités la finiront sans entendre une de mes compositions.
A ces mots, elle tourna son regard en direction de Nwerin, et ne douta pas un instant que Thuril occupait son esprit.
Chapitre IV – La mort venue des cieux
8ème jour de Doucebrise
La tempête s’acharnait sur eux depuis des lieux. Cela faisait maintenant quatre jours que Luiv’ayel enquêtait sur l’apparition des monstres de la grand-place, sur ordre de la Reine Harfindel. Le paladin Thuril des Melynor avait apporté avec lui de bien sombres nouvelles. Elle avait usé de tous ses talents de divination pour remonter la piste d’une ombre qu’elle avait perçu au nord. Seule au dessus de l’océan, son aigle Eölwing était son seul compagnon de voyage. Cet animal était aussi gracieux qu’intelligent, et n’avait jamais manqué de lui porter assistance. L’air était chargé d’éclairs et semblait si froid que même Luiv’ayel en ressentait l’étreinte, trempée par la pluie. Elle se rapprochait de l’ombre et lorsqu’elle en connaitrait la nature, elle rendrait compte à sa souveraine.
– Je sens quelque chose, dit-elle à Eölwing.
Depuis la brume, une forme noire avalant le ciel se matérialisa devant Eölwing et manqua de la percuter. L’aigle s’éloigna à vive allure et Luiv’ayel porta son regard sur la haute tour qui leur barrait la route, aussi noire que la nuit la plus sombre. Des piques menaçants bardaient sa structure, et une fumée noire parsemée d’éclairs la ceignait de toute part. L’ile de glace sur laquelle elle reposait semblait fendre l’océan et grondait, à l’image d’un léviathan annonçant son approche de la terre qu’il allait engloutir. Eölwing transmit sa crainte à Luiv’ayel, qui pour la première fois depuis quatre-mille ans, éprouva de la terreur. Une terreur née des cendres du passé.
– Je suis d’accord mon ami, dit-elle. Je reconnais là l’oeuvre des Princes Noirs. S’ils sont de retour, il nous faut partir au plus vite.
Un gueulement strident perça la brume et l’enfer s’abattit lorsque d’immenses créatures ailées aussi fondirent sur eux de tous côtés. Leurs ailes partiellement trouées et leurs cornes recourbées sur leur crâne allongé leur donnaient l’allure de cadavres réanimés par une puissante magie noire. L’une d’elle arracha d’un coup de dent la patte droite d’Eölwing, qui vrilla pour échapper à la meute. Les créatures étaient montées par des cavaliers tout vêtus de noirs que Luiv’ayel avait du mal à distinguer dans la tempête. La magicienne déversa une vague de lumière vive, qui repoussèrent un temps les créatures, mais leurs cavaliers leur sommèrent de revenir à la charge. Eölwing perdait du sang et Luiv’ayel savait sa position des plus précaires. Face à eux, l’une des créatures ouvrit sa gueule, avide de chair fraiche. Luiv’ayel leva les mains et redirigea un éclair qui zébrait le ciel en plein coeur de son adversaire, qui s’effondra dans l’océan avec son cavalier, loin en dessous d’eux.
– Nous devons partir ! s’écria Luiv’ayel, consciente de la blessure de sa monture.
Eölwing manifesta son approbation et piqua en direction d’un amas de nuages noirs afin d’échapper à leurs trois autres poursuivants. Soudain, un crépitement se fit entendre, loin derrière eux. Par instinct, Luiv’ayel fit volte face et leva une barrière qui repoussa un puissant éclair noir lancé par un des cavaliers. L’instant suivant, une autre créature ailée arriva par le flanc gauche se jeta sur Eölwing, mais ce dernier parvint à le repousser en plongeant son long bec dans le long coup de son adversaire. Alors que la créature perdait de l’altitude, son cavalier parvint à sauter jusqu’à Eölwing et s’agrippa à même Luiv’ayel. A présent, la magicienne distinguait clairement son visage était blafard jonché de veinules noirâtres, déformé par un macabre sourire.
– Qui es-tu démon ? s’écria Luiv’ayel en se débattant.
Son adversaire se contenta d’un rire guttural et tenta de la désarçonner, mais Luiv’ayel tint bon. Une lutte s’ensuivit, et son adversaire semblait peu réticent à l’entraîner avec lui au fond de l’océan. Eölwing volait maladroitement pour éviter les griffes et les crocs des créatures volantes, et ne parvint pas à faire lâcher prise le cavalier. Ce dernier dégaina une dague noire et tenta de la plonger dans le cou de Luiv’ayel. La Galador donna un violent coup de coude à son adversaire, qui ripa et la frappa au bras droit. Luiv’ayel hurla de douleur et sentit son bras s’engourdir aussitôt. Eölwing se retourna, lui intimant de s’accrocher comme elle le pouvait. La manœuvre surprit le cavalier noir, qui chuta seul dans l’océan en arrachant l’épaulière de Luiv’ayel. La vue de la magicienne se troubla soudainement, et dans un dernier acte héroïque, projeta autour d’elle une vague d’énergie lumineuse qui brûla en partie les créatures ailées, les éloignant momentanément d’Eölwing. A bout, ses forces l’abandonnèrent et tout sembla s’arrêter.
Chapitre V – Un mal sous la peau
17ème jour du printemps.
Luiv’ayel était revenue grandement meurtrie depuis maintenant trois jours entiers. Sa blessure au bras la faisait grandement souffrir et pas un guérisseur n’était parvenu à trouver la nature de son mal. Après avoir révélé ses découvertes à la Reine, il avait été convenu qu’elle demeure alitée en son château, loin des activités bruyantes de la ville. L’on devait sa survie à Eölwing, qui avait succombé à ses blessures pour sauver la magicienne.
– Mère, m’entendez-vous ? demanda une Belfiriel inquiète.
– Je t’entends Bel, finit par répondre faiblement sa mère. Nous vivrons bientôt une ère de folie, tu dois rester forte, déclara la magicienne. Ce que j’ai vu là-bas… ne laisse aucun doute quant à sa nature.
– Qu’était-ce donc ? s’enquit la jeune femme.
– Comme je l’ai fait savoir à la Reine…
Luiv’ayel fut contrainte de marquer une pause pour reprendre son souffle.
– Je crains que les Princes Noirs, ces démons des temps anciens, ne soient revenus. La Reine t’en apprendra d’avantage. Dans la bataille, j’ai été frappé par une lame maudite et voilà qu’un poison se répand dans mon corps. Si ce que je pense est juste, les guérisseurs ne pourront rien pour moi. C’est un venin qui corrompra mon âme et qui m’incitera à faire de terribles choses.
– Je ne comprends pas… quelles choses ? Vous êtes la personne la plus droite et rayonnante de lumière qu’il m’ait été donné de rencontrer !
– Je suis très âgée, ma fille. Je sais reconnaitre une lame muxogarienne quand j’en vois une, d’avantage quand elle pénètre ma chair et infecte mon sang.
Belfiriel était effondrée par la nouvelle et baissa ses yeux mouillés de larmes. Elle avait déjà entendue pareille histoire, au sujet d’une princesse du Vert-Est à la pureté sans pareille, qui avait succombé à l’empoisonnement d’une sorcière. Peut-être lui restait-il quelques semaines et si les Dieux sans Age le permettaient, plusieurs mois.
– Mais je ne veux pas vous perdre ! rétorqua Belfiriel
– Parfois, on ne peut choisir ce que l’on vit, c’est à nous de faire face. Et s’il met donné de partir, alors mon âme brillera parmi les étoiles, et tous se souviendront que j’ai choisi le sacrifice à une vie souillée de corruption. C’est parce que la Reine sait que je ferai le bon choix qu’elle m’a permis de finir ainsi mes jours au château.
– La Reine m’a fait quérir au palais cet après-midi, confia Belfiriel. J’ai peur de ce qui va se produire, surtout si vous n’êtes pas là.
Luiv’ayel posa ses mains sur celles de Belfiriel et plongea son regard dans le sien, comme pour l’apaiser, et son mal-être était si fort que même Belfiriel ressentait au toucher le froid de son corps.
– Bel… Depuis que je te connais, tu as toujours été une bénédiction pour ce château. Si je t’ai recueilli après la mort de tes parents et fais de toi mon héritière, ce n’était guère par charité ou par quelconque pitié. Je t’ai pris à mes côtés parce que tu avais de l’esprit. Ton courage et ton sourire impérissables m’étaient précieux. Je suis certaine que tu feras ton possible, et que tu réussiras la quête que tu entreprendras.
Luiv’ayel avait adopté la jeune Belfiriel douze années plus tôt, peu après la mort de ses parents, tués par quelques coupe-jarrets alors qu’ils se rendaient dans les contrées du Vert-Est. Bien qu’elle n’eut jamais d’enfants au cours de sa longue existance, Luiv’ayel avait su délaisser un temps son devoir à la cour pour élever sa nouvelle fille, à qui il avait fallu un temps pour récupérer le sourire qui faisait son nom. Luiv’ayel soupira et d’une voix tremblante mais ferme, déclara :
– Vas, ma fille, et fais honneur à ton foyer.
– Peu m’importe que les guérisseurs de Teliwin aient échoué. Je trouverai un moyen de vous soigner, mère. J’en fais le serment.
Chapitre VI – Grâce à vos yeux, ma Reine
Chacun de ses pas lui semblaient lourds, à mesure que son amertume et son angoisse se tassaient dans ses genoux. Nwerin la suivait sans un bruit et n’avait pas prononcé un mot depuis qu’elles avaient pénétré le Quentil Durneliand, le Palais sous les Etoiles. Belfiriel s’était vêtue de ses plus beaux atours, une robe dorée faite d’un tissu perdu de Galadwith et qui paraissait brillante et chaude. Sa nuque était recouverte d’une étole brune et or sur laquelle était brodée le symbole de sa maison : un flocon d’argent. Livy, fidèlement posée sur son épaule droite, semblait apprécier la sortie. En dépit de ses couleurs, Belfiriel était sombre depuis que sa mère lui avait révélé son tragique destin. Les larges couloirs étaient ceints de hauts murs parés de tapisseries et de fresques peintes longtemps avant la naissance de Belfiriel, et qui narraient les histoires passées des Galador. Enfin, elles atteignirent les arches menant aux jardins de la Reine.
– Etes-vous ici pour affaire ? apostropha un Galador richement vêtu.
L’Elfe semblait soucieux et tenait en main un rouleau de papier raturé. Plus loin, deux gardes royaux aux aguets et bardés d’armures aussi blanches que la neige se fondaient dans le décor architectural.
– Pas tout à fait, je suis Belfiriel du Flocon d’Argent, et voici Nwerin, qui m’accompagne en qualité de servante. Nous sommes conviés à une réunion de la plus haute importance.
– Oui… dit-il d’un air soucieux. Avez-vous la griffe envoyée à chacune des personnes conviées ?
– Une griffe ? Non, mais l’on m’a remis, en plus de la lettre, une pousse d’ilithin1, répondit Belfiriel quelque peu troublée.
A ces mots, l’Elfe sembla quelque peu se détendre.
– Bien sûr, où avais-je la tête !
– Et vous êtes ? demanda Belfiriel.
– Veuillez m’excuser, Dame Belfiriel du Flocon d’Argent, mais nous devons prendre bien des précautions pour ne pas être trompé par ce nouvel ennemi. Je suis le doyen Mithalmar. Laissez-moi vous guider jusqu’au lieu de réunion.
La Vallée Cachée était un lieu à la joliesse sans commune mesure, et bien des Melynor faisaient les louanges de sa quiétude. Mais il était de ces endroits qui touchés par la grâce des Elfes, paraissaient avoir été arrachés aux demeures oniriques des Aveldas, les Dieux sans Age. Les arbres ici ne manquaient d’aucune forme et d’aucune couleur, et ce même en dépit de la neige qui parfois s’abattait en ces lieux. Leurs feuilles de toutes tailles ondoyaient sous la douce brise et maintes fleurs courbaient leurs tiges comme pour saluer les nouveaux venus. Mithalmar leur fit traverser les jardins et les mena jusqu’à une terrasse qui faisait l’objet d’un grand rassemblement. Une vaste table en forme d’anneau de pierre était ceinte de nombreuses chaises. Au loin, il était possible d’apercevoir les hautes cascades à l’eau dorée qui chutait depuis les cols montagneux. Le ciel avait été d’azur mais il se faisait gris. Bien des discussions étaient engagées en l’absence de la Reine, que tous attendaient avec grande impatience, et de valeureux paladins montaient la garde dans une posture avantageuse.
– Vos places seront ici, déclara Mithalmar en désignant deux chaises vides avant de s’éloigner.
Le regard de Nwerin s’illumina lorsqu’elle aperçut un visage familier.
– Thuril ! s’écria t-elle.
Elle accourut en direction du Melynor, qui échangeait avec deux Hommes arborant des tenues des Contrées Grises. Belfiriel l’appréciait, mais décida de rester en retraits de ces chaleureuses retrouvailles. Livy quitta un temps l’épaule de sa nouvelle maîtresse et jeta son dévolu sur le dossier en pierre du siège de Belfiriel. Cette dernière occupa son temps en observant les autres membres présents au conseil, et fut stupéfaite de leur disparité : nombreux étaient les Galador de toutes horizons, qu’ils fussent mages ou guérisseurs Teliwans, conseillers au palais ou guerriers renommés. Etaient présents des chevaliers-dragons aux lourdes armures écarlates, des Hommes aux grands talents martiaux originaires du Royaume d’Arteid. A sa grande surprise, les Melynor avaient pu envoyer d’autres représentants, habillés de la même manière que Thuril. D’autres individus isolés à la nature exotique semblaient être bien étrangers à ces terres. La personne située à sa gauche affichait un visage rosâtre surmonté d’une paire de cornes recourbées disparaissant dans ses longs cheveux noirs, et ses yeux semblaient dénuées de pupilles et d’iris. Soudain, les voix se turent et tous gagnèrent leur emplacement. Nwerin salua une dernière fois Thuril, situé de l’autre côté de la table, et rejoignit son siège aux côtés de sa maîtresse.
– Sa Majesté ! annonça un des gardes avec fermeté.
La Reine de ces terres, Rivanessa Harfindel, rejoignit la terrasse. Elle s’avança aux yeux de tous dans une démarche lente et noble. Elle se déplaçait avec tant de légèreté que ni sa longue robe blanche, ni ses pieds nus, ne froissaient la neige à son passage. Sa longue chevelure ondulée pareille à l’argent, qui faisait le nom de sa lignée, s’enroulaient autour de son buste fin à l’image d’un châle brillant et gris. Nul ne prit la parole avant que la souveraine de la Vallée Cachée n’ait pris place en son trône de pierre.
– Je vous remercie tous d’être venus, dit-elle d’une voix qui résonna avec force. Nous sommes ici entre amis, car l’heure est grave. Melynor du Vert-Est, Hommes des Contrées Grises et d’Arteid, Galador de Thiloth, de Valanarwen et de l’Albanfirion2, j’ai des nouvelles pour vous.
Elle fit une pause dans son discours, et tous l’écoutèrent respectueusement. Observant l’assemblée, elle reprit :
– Il y a peu, ma plus fidèle amie et ma plus estimée magicienne a découvert des activités inhabituelles dans les eaux les plus éloignées des côtes. Luiv’ayel du Flocon d’Argent, que bon nombre d’entre vous connaissent sûrement par les livres d’histoire, est rentrée malade.
Les yeux d’or de la Reine se posèrent sur Belfiriel, qui se redressa de toute sa hauteur.
– Comment se porte t-elle ? demanda t-elle sur un ton étonnamment tendre.
– Elle tient toujours le lit, ma Reine. Je suis inquiète de son état. Ma servante, dit-elle en désignant Nwerin, s’occupe d’elle chaque jour.
Harfindel se contenta d’un hochement de tête et ne laissa paraître aucun émoi.
– Nos ennemis, que nous pensions vaincus il y a tant d’années, sont à nos portes. Loin au nord, l’ennemi se renforce, par-delà les mers les plus froides et lointaines, où des forteresse de fer aussi sombres que la nuit sont érigées au nom des Princes Noirs.
L’évocation de ces démons aussi puissants que les Dieux sans Age en fit frémir plus d’un.
– Pardonnez-mon interruption, dit l’un des chevaliers-dragon d’Arteid. Comment diable une magicienne de son talent a t-elle pu être terrassée ?
L’homme qui avait parlé possédait une barbe plus fournie que la plupart des Hommes que Belfiriel avait pu rencontrer. Ses longs cheveux roux dorés s’étalaient sur sa tunique écarlate, qui rappelait la crinière d’un lion mugissant. La Reine répondit sur un ton réprobateur et doux à la fois, à l’image de la réprimande d’une mère à son enfant.
– J’y viens, Eliriand, fils d’Eriand.
Belfiriel nota que la contraction de son nom elfique signifiait Né sous les Etoiles, que l’on attribuait souvent à ceux qui partageaient de communes choses avec les Elfes. Les gens d’Arteid étaient de ceux-là.
– Luiv’ayel s’est rendue aux froides frontières du monde. Alors qu’elle chevauchait, une embuscade tendue à travers d’épais nuages noirs a manqué de lui être fatale. Elle s’est défendue avec bravoure, mais les créatures ailées cauchemardesques qui s’en sont prises à elles avaient elles aussi des cavaliers. Et ces derniers ont usé d’armes et d’une magie puissante que l’on avait plus vu depuis la Guerre du Dernier Foyer.
La Guerre du Dernier Foyer était un nom bien connu même des plus jeunes et des moins instruits, car ces temps sombres avaient marqué ce monde, lorsque ses peuples avaient lutté contre les Princes Noirs pour leur survie quatre-mille dans plus tôt.
– D’où viennent ces forteresses ? demanda Inrodel, ôtant la question de toutes les bouches.
– D’un autre monde, plus froid et plus sombre que tous les autres. Dans les temps anciens, certains Princes Noirs étaient assez puissants pour briser les barrières imposées par les Aveldas. A en juger par les descriptions de Luiv’ayel, il est probable que Tsaqur, le Seigneur des Ténèbres du Glacier de Muxogar, le plus puissants des Princes Noirs, ait trouvé l’énergie nécessaire pour s’en prendre à nous malgré sa défaite passée. Ces forteresses flottantes sont issues de ce monde, et s’avanceront vers nous lorsque Tsaqur l’aura jugé bon.
– C’est impossible ! s’écria un guérisseur Teliwan. L’on avait pas vu chose pareille depuis les temps anciens !
– C’est bien réel, rétorqua fermement la Reine. Et il nous faut agir prestement.
– Si les anciens serviteurs des Princes Noirs sont vraiment de retour, il n’y a qu’une chose à faire ! clama un dignitaire des Contrées Grises dans un elfique approximatif. Il nous faut bâtir de vastes flottes et raser leurs maudites forteresses !
– Que croyez-vous faire ? intervint Thuril. Le nombre de bateaux n’a pas d’importance, l’ennemi y est déjà trop puissant si même dame Luiv’ayel y est tombée.
– Je n’ai que faire de votre magicienne qui a dû se ramollir avec les années, lança un deuxième dignitaire des Contrées Grises en levant un bras.
L’insulte surpris Belfiriel et la mit en colère, mais elle se retint d’émettre tout commentaire. La Reine avait cessé de parler et attendit patiemment que ses sujets et alliés débattent.
– Je suis d’accord avec le Melynor, déclara l’homme cornu au visage rosâtre. La magicienne Luiv’ayel n’a rien perdu de son art. Les eaux du nord sont froides comme la mort et tueraient n’importe lequel d’entre nous. L’Histoire se souvient de pareilles forteresses, toutes faites de métal et impossible à briser. Si l’ennemi en a conçu de nouvelles en des lieux si dangereux, il ne nous sera guère aisé d’y mener un…
– Peu m’importe l’avis d’un vagabond, lança un mage Teliwan.
– Oui, que fait cet individu à ce conseil, qu’on l’entraîne hors de conseil, ajouta un guérisseur.
– Vous lui devez le respect, lança Eliriand. Il s’agit de Wayslith ! Il a ici sa place au moins autant que vous a ce conseil.
– Je n’ai pas demandé à être défendu Eliriand, rétorqua ce dernier. Mais merci.
– Le princes des Lacs de Cuivre ? s’interrogea le guérisseur. N’est-ce pas vous qui êtes entré en disgrâce auprès de votre père ?
– Ca ne vous regarde aucunement, lui lança Eliriand.
C’est un autre Galador qui prit la parole. Vêtu d’une simple tunique blanche et bleutée, l’on pouvait aisément deviner qu’il faisait partie intégrante de l’ordre militaire le plus prestigieux jamais fondé par les Galador : les Maîtres-Bretteurs de Nargod. Un grand loup, presque aussi grand qu’un homme, était couché sur le sol de pierre blanche, passant presque inaperçu en dépit de sa taille.
– Mes amis, reprenons notre calme. L’une des nôtres est mourante ! Notre priorité est de nous préparer à combattre, mais aussi de panser les plaies de nos alliés, et Luiv’ayel fait assurément partie des plus précieux.
– Certes, grommela le guérisseur.
La Reine intervint enfin à l’attention du Maître-Bretteur :
– Sage parole, dévot Inrodel3. L’orgueil n’a pas sa place dans ce conseil.
– Je n’abandonne pas l’idée de lever une armée, insista un des Hommes des Contrées Grises. Sinon, vous n’avez qu’à vous barricader de peur dans vos cités brillantes, en attendant que le mal frappe à votre porte !
– Peut-être est-il coutume dans votre pays de frapper à l’aveuglette ? ironisa Thuril. Dans le cas où nous tenterions une guerre ouverte, il nous faudrait d’abord bien plus de renseignements que ça.
– Depuis maintenant six siècles, les villages des Contrées Grises sont la proie de répugnantes créatures venues des profondeurs du monde. Nous n’avons pas tous le confort des Elfes, et les arbres ne nous aident pas car ils ne nous jugent pas assez nobles ! Il est hors de question que nous soyons menacés par d’autres fous venues de mondes lointains.
Belfiriel observait impuissante les tergiversations des membres du conseil. Le monde s’était arrêté au moment-même où l’on avait révélé qu’il menaçait de s’effondrer, réduisant en poussière sa terre bien-aimée.
– Qu’importe ces Princes Noirs, qu’ils pourrissent, continua l’homme des Contrées Grises. Nous les attendrons et s’il le faut, nous utiliserons la magie noire !
– J’ai rarement entendu quelque chose d’aussi idiot, lança Thuril.
– On ne peut user du mal sans être soi-même corrompu, confirma Inrodel, frappant la table de son poing. C’est ce qui a amené certains Hommes à sombrer dans les ténèbres lors de la guerre !
– Parce que vous êtes des pleutres, railla un second homme des Contrées Grises. Et vous voulez que je vous cite des Elfes ayant rejoint l’ennemi ?
– Je vous interdis de vous moquer des Elfes, s’écria Eliriand en se levant d’un bon dans sa direction.
– C’est vous qui allez m’interdire quoi que ce soit sans doute, rétorqua l’homme, se levant à son tour.
L’air s’était chargé de colère, Belfiriel l’aurait juré. Le loup d’Inrodel s’éloignait en grognant doucement et Livy rentra d’avantage sa tête dans ses épaules, alors même que le ton montait dans l’assemblée.
– Viens donc, je vais te faire la danse de tes beaux jours ! lança Eliriand.
– J’accepte avec joie les défis !
Mais cette colère qui montait et que beaucoup avaient senti n’était point celle des membres de l’assemblée agacés par les propos des uns et des autres. Et Belfiriel se tourna vers la Reine lorsqu’elle se leva brusquement et prononça ces mots dans un grondement de tonnerre :
– Il suffit !
La Reine Harfindel projeta Eliriand et son opposant au sol dans une explosion de lumière qui éblouit l’assemblée. Puis, elle attendit que le calme revienne et ajouta :
– Je ne savais guère mes sujets et nos amis de l’est si vaniteux. L’ennemi a déjà gagné si nous ne pouvons nous unir pour lutter contre lui.
Les paroles avaient frappé l’égo de certains dignitaires de l’assemblée, mais tous étaient d’accord pour dire qu’ils étaient vraies.
– Mithalmar, appela la Reine Harfindel. Pourquoi les Seigneurs Runiques de Gol-Karad manquent-ils à l’appel ?
– Aucun Nain ne s’est présenté à Teliwin, répondit le doyen. Mais si l’on en croit les rumeurs, d’anciennes puissances se sont éveillées dans les montagnes. Les Princes Noirs ne manquent pas d’alliés en nos terres, et les guerres passées ont laissé bien des échos, qui s’éveillent au retour du Seigneur de Muxogar.
Tous échangeaient au sujet de forteresses perdues au milieu de l’océan, et de cauchemars passés qui effrayaient les enfants à l’heure du coucher, mais Belfiriel avait une toute autre question en tête :
– Ma Reine, dit-elle avec prudence. Qu’elles étaient les créatures qui s’en sont prises à nous au coeur-même de Teliwin ?
– Des démons, répondit placidement la Reine Harfindel. Des serviteurs de Tsaqur, qui possèdent les corps de pauvres innocents afin d’investir ce monde et traquer leurs proies. Ils sont malins et insidieux, et marchent parmi nous en trompant nos sens les plus aiguisés. Prenez garde car leur malice est aussi grande que le mal qu’ils nous souhaitent à tous.
– Trois d’entre eux ont été renvoyés à leurs maîtres, rétorqua Inrodel.
La Reine se leva de son trône, et l’on eu dit qu’elle lévitait sous ses longues robes blanches. Elle toisa l’assemblée de son regard doré et prit la parole de manière solennelle :
– Il nous est impossible de mener une guerre, qui plus est loin de chez nous. Rappelez-vous, Galador et Melynor, du premier royaume de tous les Elfes, et de sa terrible chute des mains des Princes Noirs. Ce monde est appelé Nelmalda car il est notre dernière demeure. Nos ancêtres ont chassé Tsaqur de ce monde au cours de la Guerre du Dernier Foyer, mais il nous faut aujourd’hui le détruire, afin que plus jamais il ne revienne.
– Tuer un Prince Noir ? s’enquit Nwerin avant de se renfoncer dans son siège.
– Oui, jeune servante, répondit la Reine. Tsaar, notre créateur et maître des tous les Aveldas nous a légué une arme capable d’un tel prodige avant d’être assassiné par les Princes Noirs jalousant son pouvoir. C’est une lance, toute faite de foudre, dont la frappe pourrait percer le coeur-même d’un Prince Noir. Il nous faut la retrouver avant les serviteurs de Tsaqur.
– Où se trouve t-elle ? demanda Belfiriel. Et pourquoi n’est-elle pas déjà entre nos mains ?
– La lance de Tsaar a été perdue dans les profondeurs du monde, au sein-même des Montagnes Osseuses. Lorsqu’une redoutable sorcière noire, Amanëya, nous a trahi après la défaite de Tsaqur, emportant avec elle la lance de notre créateur.
– Les Montagnes Osseuses ? Mais c’est à l’autre bout du continent ! s’exclama Eliriand. C’est une terre gardée par les morts et maudite de tous, où le soleil lui-même refuse d’apporter sa lumière.
– En effet, approuva la Reine. Les morts gardent leurs trésors avec avidité.
L’Homme des Contrées Grises au ventre bedonnant sembla se conforter dans ses idées.
– Une armée est la bonne solution pour la récupérer, je vous l’avais dit !
– Non, ce serait une erreur, contesta la Reine. Nos armées se doivent de défendre nos terres pour prévenir la venue des hordes de Tsaqur, par le nord. Un petit groupe à la grande discrétion nous sera plus utile pour pénétrer les territoires des morts, car l’ennemi voit de tous côtés et ne manque pas de serviteurs. Qui est volontaire ?
Les yeux dorés de la Reine parcourut l’assemblée, qui resta silencieuse. Tous étaient de valeureux guerriers, mais l’honneur et le courage étaient bien abstraits face à la folie du monde.
– J’irai, déclara Belfiriel en tentant d’arrêter de trembler.
– Vous comptez envoyer une musicienne à l’autre bout du monde ? s’étrangla un guérisseur Teliwan.
– Intéressant, siffla le Prince Wayslith.
– C’est une plaisanterie ? Il nous faut des guerriers pour combattre des morts, pas des chansons ! lança à son tour l’homme des Contrées Grises.
– Elle est une herbière de talent, rétorqua Thuril en son nom.
– Ma mère va mourir, les coupa Belfiriel. Elle va mourir, répéta t-elle.
Belfiriel se leva de son siège et prit place au milieu de l’assemblée. Tous portaient leur regard sur elle, et un silence pensant s’empara des lieux. On put lire de la tristesse sur son visage lorsqu’elle exprima ses pensées.
– Je ne sais pas me battre, dit-elle, et les choses de la guerre me sont bien étrangères. Mais j’ai vu ces monstres terrifiants répandre le sang des miens au milieu de nos rues. J’aime ma terre, et j’ai la sincère conviction qu’elle disparaitra si je ne fais rien.
Ces mots avaient effacé les sourires moqueurs et les expressions condescendantes de tous les visages. Ils n’avaient point été prononcés avec défiance ou vanité, mais par une jeune femme qui bien que terrifiée par la tâche qui l’attendait, faisait preuve d’un grand courage.
– Et j’irai avec elle, je suis guérisseuse ! s’exclama Nwerin, à la grande surprise de l’assemblée.
Inrodel se leva à son tour et s’approcha de Belfiriel, s’inclinant respectueusement.
– Je me nomme Inrodel, défenseur sacré du Galamiriand au service de l’Argod Ringol4. Votre courage vous glorifie, et je serai honoré de vous protéger de ma lame.
– Je vous protègerai toutes les deux, ajouta Thuril.
Le Prince Wayslith s’avança devant Belfiriel et se présenta à son tour.
– Je vous suivrai jusqu’à ma mort, dame Belfiriel. J’ai longtemps erré en peine sur cette terre, sans but aucun. A présent, défendre votre vie sera mon premier devoir.
– Et l’aide d’un chevalier-dragon ne vous sera pas de trop, lança à son tour Eliriand.
Au nom du bien commun, Belfiriel était prête à donner de sa personne. La force morale d’un individu était d’autant plus remarquable venant d’une femme n’ayant connu que potions et poèmes. Par son courage, elle s’était attirée les bonnes grâces des plus grands de ce conseil.
– Il est hors de question que notre peuple passe pour un attroupement de pleutres, soutint l’homme des Contrées Grises. On m’appelle Thendrin, je viens aussi !
Sept compagnons partageaient dès lors le même dessein : récupérer une lance capable de tuer le plus vil des Princes Noirs.
– Ainsi, nos espoirs reposent sur vous tous, déclara la Reine. Que votre bravoure vous guide dans votre quête, et rappelez-vous de ne jamais laisser les Princes Noirs corrompre votre coeur. Belfiriel du Flocon d’Argent, avancez s’il vous plait.
Belfiriel regarda autour d’elle et se permit quelques pas en avant, jusqu’au devant du trône de la Reine.
– Votre mère m’a laissé un présent, dit-elle, qui vous est destiné avant votre départ.
La Reine se trouvait à présent si proche de Belfiriel qu’elle effleura ses robes scintillantes. Rivanessa Harfindel semblait briller de mille feux, et plus le ciel se faisait sombre, plus la lumière émanant de son être était forte, comme à jamais inextinguible. Dans ses mains, elle tenait un pendentif fait de vif-argent, si beau qu’on l’aurait pensé propriété d’un puissant seigneur au pouvoir sans limites. Il formait une étoile dont les innombrables branches étaient courbées à l’image de rayons de soleil, et sa chaine était fine et douce lorsqu’elle toucha ses mains.
– Ce médaillon fut forgé il y a longtemps par nos cousins du Vert-Est. Il t’offrira lumière dans les endroits les plus sombres, et grâce à lui tu ne pourras point t’égarer, car il t’indiquera toujours le chemin jusqu’aux Melynor.
– Grâce à vos yeux, ma Reine, répondit Belfiriel.
– Allez, envoyés de tous les Elfes. Lorsque la noirceur de Tsaqur frappera à nos portes, il nous faudra plus de lumière que jamais.
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Chapitre VII – Les ombres de Galadwith
1 Ilithin : “Vert-brun” en Galadin. Mauvaise-herbe guérissant plaies et saignement.
2 Albanfirion : “Bosquet Blanc” en Haut-Elfique. Arbre-Cité du Galamiriand.
3 Inrodel : “Ami des Loups” en Haut-Elfique.
4 Argod Ringol : “Château des Seigneurs” en Haut-Elfique. Forteresse du Galamiriand.